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INTRODUCTION

 

En 1907, lors des débats à la Chambre des députés, après l'adoption de la réforme, Joseph CAILLAUX s'exclama : « La France a changé ! » Comment peut-on transformer un pays par l'impôt ? Et d'ailleurs, un impôt, qu'est-ce que c'est et à quoi ça sert ? Jean-Claude MAITROT explique que l'impôt « est souvent ressenti comme une intrusion qui peut entraîner des résistances et des révoltes ». Il ajoute : « Sans doute l'impôt a varié dans son poids, dans sa répartition, dans ses justification, mais de tout temps le prélèvement fiscal a été utilisé comme mode de financement des dépenses publiques ».

Deux enseignements peuvent être tirés de cette définition : d'une part, l'impôt permet de renflouer ou de remplir les caisses de l'État ; d'autre part, l'impôt est obligatoire et entraîne parfois des tensions sociales. L'impôt est donc un instrument de régulation de l'économie. Il s'agit surtout d'un privilège qu'avait le monarque et que l'État s'est approprié. Il en fixe les modalités. Pour DELALANDE et SPIRE, dans leur Histoire sociale de l'impôt(2010), l'impôt constitue deux choses : premièrement, le « prix de la sécurité » ; deuxièmement, le « protection de la pauvreté ».

Jean-Claude MAITROT précise que «  dans toute analyse de l'impôt, l'aspect psychologique doit être pris en considération ». Ainsi, ajoute t-il, « le contribuable veut que l'État lui épargne des charges financières trop lourdes », mais de manière paradoxale, « le citoyen (qui est aussi contribuable) entend voir accroître les prestations dont il pourra bénéficier, prestations fournies part les personnes publiques et financées par l'impôt ».

En reprenant ce qui vient d'être développé, nous pouvons en tirer le paradoxe qui sous-tend notre exposé : en théorie, l'impôt sur le revenu devrait être égalitaire, alors qu'il apparaît inégalitaire en pratique, c'est-à-dire dans son application. Comment expliquer cela ? Cela explique le sous-titre de notre sujet : un impôt « égalitaire » ? L'est-il vraiment ? Pour répondre à cette question nous aborderons successivement trois points, sous forme de questionnement :

1. Pourquoi créer un impôt sur le revenu ?

2. Comment se met en place l'impôt ? (nous verrons dans cette partie sa réception par les contribuables et nous préciserons son fonctionnement)

3. Quelles sont les limites de l'impôt sur le revenu ?

Précisons toutefois que les aspects techniques et les chiffres ne vous serons pas épargnés, pour la simple raison qu'ils sont nécessaire à la compréhension de la loi de 1914. Pour autant, nous avons essayé d'être le plus claire et synthétique possible tout en humanisant un sujet économique un peu technique.

 

PARTIE I : Pourquoi créer un impôt sur le revenu ?

 

L'impôt sur le revenu n'est pas une particularité Française. En effet, depuis 1842, l'Angleterre, avec l'Income Tax, a instauré un ensemble d'impôts proportionnels cédulaires. Quant à l'Allemagne, l'impôt général sur le revenu date de 1893. La France est donc en retard. Toutefois, cela n'explique pas pourquoi la création d'un impôt général et progressif sur le revenu s'est imposé dans le débat politique de la Troisième République. En effet, pourquoi créer un impôt sur le revenu ?

 

Cette création de l'impôt sur le revenu soulève deux questions : est-elle novatrice ? fut-elle consensuelle ? Nous répondrons en deux temps : Dans un premier temps, nous verrons la situation avant le vote de la réforme de l'impôt sur le revenu en 1914. Dans un second temps, nous verrons la mise en place de la réforme définitive ainsi que le contexte politique du moment.

 

A. UN IMPÔT NOUVEAU ?

 

L'impôt sur le revenu est-il nouveau ? Dans la forme qu'il va prendre en 1914, il est novateur. En revanche, les fondements politiques de la réforme reposent sur deux constats. D'une part, l'échec du système précédent, c'est-à-dire celui des « quatre vieilles ». D'autre part, la volonté par la gauche républicaine de rendre l'impôt sur le revenu plus juste, plus acceptable socialement.

 

1) Les « quatre vieilles » : un système d'imposition inadapté

 

À la fin de l'Ancien Régime, le système fiscale était inégalitaire et injuste puisque le Tiers-État (paysans, artisans, bourgeois) payait bien plus que la noblesse et le clergé. De plus, ce système rapportait directement peu à l'État. Il faut donc trouver une solution. Ainsi, sous la Monarchie constitutionnelle, puis sous le Consulat, furent créées quatre « contributions directes », surnommées les « quatre vieilles » en raison de leur grande longévité :

  • une contribution foncière (pour le revenu des terres et des maisons) en 1790

  • une contribution personnelle-mobilière (pour les revenus mobiliers) en 1791

  • une contribution des patentes (pour les bénéfices du commerce et de l'industrie) en 1791

  • une contribution des portes et fenêtres (pour le revenu global) le 24 mars 1798 (4 frimaire an VII).

 

Le système était cohérent. Il ne dépendait pas directement des revenus du contribuable et s'appliquait à la propriété foncière de tout les citoyens. Peu importait le rang social, tout le monde étant logé à la même enseigne. L'administration fiscale s'organisait autours de plusieurs organismes :

  • La Régie des Contributions directes (qui dirigeait la réforme des « quatre vieilles »).

  • La Régie des Contributions indirectes.

  • La Régie de l'Enregistrement, du Domaine et du Timbre.

 

C'était une fiscalité « indiciaire». On regardait les signes extérieurs de richesse ou les éléments de patrimoine – les « indices » – et non le revenu lui-même, qui n'avait jamais à être déclaré. Par ailleurs, les « quatre vieilles »étaient des impôts « de répartition ». L’État fixait chaque année le montant total des recettes que les différentes Contributions (directes et indirectes principalement) devaient rapporter, puis ce montant total était réparti entre les contribuables de chaque département et de chaque commune afin de rapporter ladite somme, c'est-à-dire le « produit de l'impôt ». Toutefois, le système des « quatre vieilles » va montrer ses limites sous le Second Empire et au début de la Troisième République. L'impôt était inégalement réparti selon les départements et les communes, ce qui provoquait un sentiment d'arbitraire et d'injustice. Par exemple, en 1887, le taux de la contribution mobilière variait de 1,60 à 37% et celui de la contribution foncière de 0,15 à 42% en fonction de la commune.

 

L'assiette fiscale, c'est la quantité de richesse générée par les citoyens d'un État et sur laquelle un impôt peut être prélevé. Elle était alors constituée d'indicateurs qui apparaissent obsolètes, arbitraires, injustes et au surplus incomplets. Les portes et fenêtres, qui touchait le nombres des fenêtres de la résidence principale des contribuables, ou les patentes,qui touchait les personnes physiques ou morales qui exerçait une activité commerciale, industrielle ou professionnelle, illustrent bien ce constat d'obsolescence et d'injustice. Ajoutons à cela qu'en 1913 la part des dépenses publiques dans le produit intérieur brut (14%) était deux fois supérieure à celle en 1830 (7%). Il faut financer ses dépenses. L'impôt direct est un bon moyen. Il faut seulement en trouver les modalités. Ce sont ses tâtonnements que nous allons maintenant aborder.

 

2) Les premières tentatives de réformes

 

Devenant ce constat d'une inadaptation croissante du système des « quatre vieilles », il convenait de trouver une solution. Ainsi, une questions s'est rapidement posée : qui faire payer ? En effet, la pression fiscale sur les plus pauvres est déjà très forte. En fait, faut-il davantage faire payer les riches ? L'objectif des premiers projets de réformes était d'établir la proportionnalité de la charge fiscale. En fait, la classe politique au pouvoir prenait conscience de l'injustice fiscale qui touchait les plus pauvres. Pour autant, il n'était pas question d'établir des taux d'imposition par tranche de revenu, même si, sous la Deuxième République, le ministre des Finances, GARNIER-PAGÈS (1803-1878), propose l'instauration d'un impôt sur le revenu « proportionnellement progressif». C'est la mise en avant de l'idée de justice fiscale dans un contexte de remise en cause du système d'imposition des « quatre vieilles ».

 

Léon GAMBETTA (1838-1882) propose l'instauration d'un impôt général sur le revenu, mais le Président de la République, Adolphe THIERS (1797-1877), s'y s'opposa énergiquement.Les taxes existantes sont toutefois augmentées. En 1872, premier pas en avant, un impôt sur les revenus mobiliers est créé. Il s'ajoute aux « quatre vieilles». Jusqu'en 1909, 206 projets de lois seront élaborés, le but étant d'instaurer un impôt sur le revenu. Prenons quelques exemples de tentatives :

  • En 1889, le ministre des Finances Paul PEYTRAL déposa un nouveau projet d'impôt sur le revenu, qui ne fut pas discuté.

  • En 1893, les élections législatives sont plutôt favorables aux républicains progressistes. Plusieurs initiatives parlementaires pour l'instauration de l'impôt sur le revenu ont lieu. De surcroît, on créa une Commission extra-parlementaire chargée d'examiner l'impact de l'impôt. Elle rendit un rapport positif sur les avantages sociaux apportés par l'impôt.

  • En 1896, Paul Doumer (1857-1932), ministre des Finances, intègre un peu de progressivité dans son projet. Il est accepté par la Chambre des députés, mais pas par le Sénat, ce qui conduisit à son rejet.

 

Par la suite, tous les ministres des Finances (excepté Raymond POINCARÉ, 1860-1934), déposèrent leur projet (rejeté) d'impôt sur le revenu, lesquels furent l'objet de vives tensions politiques entre partisans et adversaires de cet impôt.

 

B. UN COMPROMIS ?

 

Nous allons maintenant nous pencher sur le processus de mise en place de la loi définitive. Cette mise en place est le résultat d'un compromis politique que nous allons éclaircir en précisant qui sont les opposants et les partisans de la réforme, puis nous verrons quels sont les arguments qui sous-tendent les deux positions politiques.

 

1) Le débat politique en 1914

 

En 1914, le débat politique tourne autour du vote, le 13 juillet 1913, de la Loi Barthou sur le service militaire à trois ans, au lieu de deux, et sur le projet de loi instaurant un impôt sur le revenu. La mise en place de ce nouveau système d'imposition sur le revenu n'a pas été des plus consensuelle, le Sénat s'y opposant farouchement. Si la loi sur l'impôt sur le revenu sera finalement votée le 15 juillet 1914, il convient de revenir sur la nécessité d'une réforme. En effet, pourquoi cette loi fut-elle si durement combattue ? Les deux grands principes qui sous-tendent cette réforme c'est l'adaptation de l'impôt à l'économie nouvelle et la volonté de réduire les inégalités de revenu. Nous retrouvons les deux idées de la loi finale : un impôt personnalisé et progressif, c'est-à-dire tenant compte du capital de chacun par la création de plusieurs tranches d'imposition.

 

2) La mise en place du « compromis »

 

Si le cœur de la réforme repose sur une volonté de clarté et de justice, il n'en reste pas moins contesté. La droite a condamné l'impôt sur le revenu à la fois dans son principe et pour son caractère progressif. Au cours des débats, les opposants clament haut et fort que « c'est un affreux retour à la barbarie » et que « l'impôt progressif (produit) les effets les plus indésirables : l'envie, la délation, l'inquisition, la spoliation, l'émigration, les haines, les discordes civiles, la ruine et finalement la servitude ». L'historien est forcé d'admettre que ce jugement n'est pas totalement dénué de fondement. Seulement, en 1914, il apparaît clairement que la gauche tient le discours le plus cohérent et le plus réaliste. Les défenseurs de la loi appartiennent majoritairement au Parti radical-socialiste. Créé à Paris en 1901, il est surtout populaire dans les milieux de la petite bourgeoisie et de la paysannerie du sud de la France. Émile COMBES (1835-1921) en sera président, puis à partir de 1913 c'est Joseph CAILLAUX qui prend les rênes du parti et apparaît dès lors comme l'homme de la paix et de l'impôt sur le revenu. Cette figure politique de premier plan a déjà présenté deux projets de réforme de l'impôt :

  • En 1900, il déposa un projet de « réforme des contributions directes », mais ce projet ne fut pas adopté.

  • En 1907, il déposa un autre projet associant un impôt cédulaire sur les revenus et un impôt sur le revenu global, de caractère progressif, mais sans succès.

  • En 1909, la Chambre des députés vote l'impôt général et progressif sur le revenu. Cet accord s'explique par le besoin de ressources supplémentaires. Le Sénat, toujours aussi conservateur ne se prononça pas sur la question pendant près de cinq ans.

 

3) L'adoption de la réforme (1914 -1917).

 

En mai 1914, la gauche remporte les élections législatives. Le rapport de force entre la gauche et la droite se stabilise, voir s'inverse. De plus, le contexte politique en Europe était alors très tendue et la guerre apparaissait à tous inévitable, malgré la force du mouvement pacifiste. Les importations de matières premières (fer, coton, acier, charbon) pour soutenir l'effort de guerre ont creusé un déficit de la balance commerciale (7,1 milliards de francs en 1915, 14,4 milliards en 1916 et 21,5 milliards en 1917). Les recettes de l’État s'élevaient alors à 5 milliards, dont 70% provenant des prélèvements fiscaux. Cependant, la puissance publique devint un acteur central de l'économie de guerre et s'endetta à cause de ses charges militaires (128 milliards de francs sur toute la guerre), tout en continuant de chercher de nouvelles ressources pour financer cet effort de guerre. Malgré les avances de la Banque de France, les parlementaires virent en l'impôt général sur le revenu une potentielle source de recettes importantes. Dans ces conditions, les partis politiques n'eurent qu'une solution : le compromis.

 

Dès lors, une fois cette solution ancrée dans les esprits parce qu'apparaissant incontournable, la gauche accepte le relèvement du service militaire à trois ans et le Sénat adopte le nouvel impôt. Les « quatre vieilles » sont remplacées par les impôts cédulaires proportionnels (par cédule, c'est-à-dire par catégorie de revenu). Le deuxième volet de la loi de 1917 c'est l'impôt général sur le revenu qui touche le revenu global du contribuable selon un barème progressif à onze tranches. Concluons ce point avec Gérard Vindt : « Arraché difficilement, l'impôt sur le revenu est pourtant loin de dépouiller le bourgeois, mais il consacre de nouveaux rapports entre les citoyens et l'État » (09 octobre 2008, Alternatives Économiques). Ajoutons, pour être tout à fait explicite, si vous n'aviez pas saisi les conséquences de cette adoption, que le compromis de la droite sous-entend une mauvaise volonté évidente quant à son application. Ce n'est d'ailleurs pas le seul problème rencontré à la suite du vote pour mettre en place la réforme. Dans une deuxième partie, nous tenterons de répondre à la question suivante : comment se met en place l'impôt sur le revenu ?

 

PARTIE II : Comment se met en place l'impôt ?

 

Qu'avons-nous vu dans la partie précédente ? D'une part, nous avons montré que ce n'est pas une réforme dont le fond soit totalement nouveau. D'autre part, au travers du débat qui a précédé son vote, aboutissant à un compromis politique, nous avons démontré la fragilité de cette loi. Suite à ce constat, l'historien est en droit de se poser les questions suivantes : la réforme a t-elle été appliquée par les contribuables ? A t-elle rencontrée une certaine incompréhension de la part des gens concernés ?

 

A. LA RÉCEPTION DE LA RÉFORME

 

Dans le premier point de cette seconde partie, en nous appuyant sur un cas concret, nous allons essayer de percevoir brièvement comment la réforme a été reçue au sein de l'opinion. Le cas concret est celui du célèbre romancier Proust.

 

Marcel PROUST (1871-1922) est né à Auteuil, dans l'actuel 16e arrondissement de Paris, de Jeanne WEIL (1849-1905) et d'Adrien PROUST (1834-1903). Son père appartient à la lignée des médecins hygiénistes du XIXe siècle. Il fait même partie des précurseurs. La vie de PROUST est restée celle d'un petit bourgeois qui s'épanouit dans l'écriture. Sa grande saga, À la recherche du temps perdu, est une sorte de roman social dans lequel il mélange psychologie sociale et jeu sur le temps. Paradoxalement, il ne s'intéresse pas aux milieux sociaux les plus favorisés. En 1916, il a déjà publié chez Grasset, et à compte d'auteur, le premier tome de sa saga, Du côté de chez Swann (1913). Pourquoi se sent-il concerné par l'impôt sur le revenu ? Cet exemple va nous permettre d'en connaître un peu plus sur la situation d'un grand auteur comme Proust. Précisons que l'impôt est appliqué pour la première fois en 1916. Les documents sur lesquels nous travaillons ici sont des lettres extraites de sa correspondance avec son cousin et banquier Lionel HAUSER.

 

Proust consacre du temps à l'activité financière puisqu'il possède des actions et consulte régulièrement le cours de la bourse publié dans Le Figaro. Pierre-Louis REY, professeur émérite de l'Université Paris III, dans un colloque sur « Proust et ses amis » (mars 2011), pour la Fondation Singer-Polignac, nous explique que la plupart des gens concernés par la déclaration de l'impôt sur le revenu ne comprennent rien à la loi. Proust plus particulièrement : «J'ai souvent perçu dans les journaux le titre « Impôt sur le revenu » et j'ai eu le tort de ne pas aller plus loin. J'ai pourtant un vague souvenir qu'il y a une déclaration et assez prochaine à faire » (Lettre à Hauser du 3 février 1916). Hauser explique à Proust qu'il doit fournir son revenu de l'année précédente, c'est-à-dire du 1er janvier au 31 décembre 1915. Proust répond à son cousin : « Je ne sais comment doit se faire la déclaration d'impôt sur le revenu, si je dois déduire du revenu les intérêts de mes dettes et contributions, ou les laisser déduire à l'administration» (Lettre à Hauser le 20 mars 1916). Seulement, le problème de Proust est qu'il est endetté, qu'il touche une rente d'un Anglais et des dividendes d'une « maison » allemande (des ennemis !) Il verse lui-même une rente à quelqu'un.

 

La réponse de Hauser est explicite et fort claire : « Si tu étais fonctionnaire ou employé ayant une seule source de revenus, ton cas serait très simple, malheureusement ta situation est extrêmement complexe et il est par conséquent très difficile de te donner un conseil sans t'exposer à des surprises désagréables. En effet, d'après la loi, le fisc a le droit de te poursuivre pour fausse déclaration pendant plusieurs années s'il venait à découvrir que la réalité ne correspond pas au chiffre déclaré par toi » (Lettre à Proust, date inconnue). Puis, plus rassurant, parlant des contrôleurs du fisc : « Ce sont, en général, des gens tout à fait charmants qui ne demandent qu'à adoucir aux contribuables, dans la mesure du possible, la tâche ingrate de payer des impôts ». Retenons « la tâche ingrate », cela montre toute l'ironie de Hauser à l'égard de Proust qui prend cette déclaration par trop à la légère.

 

B. LE FONCTIONNEMENT DE L'IMPÔT SUR LE REVENU

 

La loi de l'impôt sur le revenu stipule : « Chaque chef de famille est imposable, tant en raison de ses revenus personnels que de ceux de sa femme et des autres membres de la famille qui habitent avec lui». Il s'agit ici de voir son fonctionnement, en présentant d'une part les contribuables et d'autre part la technicité de cet impôt.

 

1) Qui paie l'impôt sur le revenu ?

 

L'économiste Thomas Piketty, dans Les hauts revenus en France au XXe siècle (2006), explique que l'impôt était « conçu dès son origine comme un impôt ne pesant ni sur les individus ni sur les ménages, mais sur les foyers, c'est-à-dire sur les couples mariés et leurs éventuels enfants à charge, et c'est ainsi qu'il s'est appliqué en France tout au long du XXe siècle» (page 384). Chaque chef de famille devait déclarer non seulement ses revenus propres, mais aussi les revenus de son éventuelle épouse, ainsi que les revenus de l'ensemble des personnes vivant avec lui et qu'il avait le droit de déclarer comme étant « à sa charge », c'est-à-dire les enfants mineurs, ainsi que les parents infirmes (si parents infirmes il y avait). En revanche, les couples non mariés devaient souscrire des déclarations de revenus distinctes (en effet, deux concubins étaient toujours considérés comme constituant deux foyers fiscaux distincts), de même que les frères et sœurs, les cousins, et enfin les personnes sans lien de parenté et habitant dans le même logement.

 

Le Sénat avait introduit dans « la loi Caillaux » un double système de prise en compte de la situation familiale des contribuables, constitué de deux choses. D'une part de déductions forfaitaires du revenu imposable par charges de famille (qui sera remplacé, en 1945, par le système du quotient familial). D'autre part, de réductions d'impôt proportionnelles pour charges de famille (qui sera supprimé en 1934). Initialement, la situation familiale des contribuables ne jouait aucun rôle puisque tous les contribuables, célibataires ou mariés, à la tête d'une famille nombreuse ou pas, devaient payer l'impôt sur le revenu lorsque leur revenu global dépassait 5 000 francs par an. Le Sénat décida d'introduire des déductions forfaitaires pour les « charges de familles » :

  • à 2 000 francs pour les couples mariés

  • à 1 000 francs par enfant à charge jusqu'au 5ème enfant

  • à 1 500 francs par enfant à charge à compter du 6ème enfant.

 

Les célibataires sans enfant à charge continuaient d'être imposables quand leur revenu global dépassait les 5 000 francs par an. Le seuil d'imposition passait à 7 000 francs pour les couples mariés sans enfant à charge. À 8 000 francs pour les couples mariés avec un enfant. À 9 000 francs pour les couples mariés avec deux enfants, et ainsi de suite. L'impôt calculé à partir du barème d'imposition fut réduit de 5% pour les contribuables ayant une personne à charge, de 10% pour ceux ayant deux personnes à charge, de 20% pour ceux ayant trois personnes à charge, puis de 10% en plus par personne à charge jusqu'à la sixième.

 

Ce système ne conduisait pas à un nouveau relèvement des seuils d'imposition mais à une baisse significative du montant de l'impôt dû par les familles imposables. Enfin, avec les six impôts cédulaires on obtint l'ensemble des catégories de revenus que les contribuables pouvaient percevoir : l'impôt sur les traitements, salaires, pensions et rentes viagères pour les revenus du travail des travailleurs salariés d'une part, et l'impôt sur les bénéfices industriels et commerciaux (artisans, industriels, commerçants), l'impôt sur les bénéfices agricoles (culture, élevage), l'impôt sur les bénéfices non commerciaux (médecins, notaires, avocats) pour les revenus mixtes des travailleurs non salariés d'autre part.

 

Ces déductions expliquaient alors pourquoi l'impôt sur le revenu ne comptait, lors de sa première application en 1916, pas plus de 260 000 contribuables imposables (soit environ 1,7% des 15,2 millions de foyers de l'époque), alors que Caillaux prévoyait l'existence en France de 500 000 foyers disposant de revenus annuels supérieurs à 5 000 francs (soit environ 3,3% des 15,2 millions de foyers fiscaux). Ces catégories sont toujours utilisées dans la législation fiscale en vigueur à la fin du XXe siècle.

 

2) Les aspects techniques

 

Avant de traiter les aspects techniques de l'impôt sur le revenu, nous avons jugé essentiel de le définir. L'impôt progressif sur le revenu, théorisé par Condorcet (1743-1794)soumet la matière imposable, c'est-à-dire le revenu des personnes physiques (individus, ménages), à un taux qui augmente plus vite que la base d'imposition. Il frappe systématiquement et régulièrement les sommes reçues par le contribuable et destinées à sa consommation et à son épargne.

 

L'impôt sur le revenu direct, c'est-à-dire nominatif. C'est également un impôt déclaratif : chaque personne imposable doit déclarer ses revenus tous les ans. Pour cela, il doit remplir ce qu'on appelle la déclaration de revenu d'impôts. La déclaration des revenus entra en vigueur en 1916, pour les seuls chefs de familles imposables comme nous l'avons vu. L'impôt sur le revenu introduisit la notion de progressivité : c'est donc un impôt progressif. Le prélèvement croît en fonction de l'augmentation des revenus. Il repose sur l'idée qu'il faut veiller avant tout à ne pas prélever les revenus nécessaires à la satisfaction des besoins primaires (logement, nourriture), le but étant que l'impôt ne détruise pas les potentialités économiques du contribuable. Dès lors, la logique reposerait sur le fait qu'il faut réclamer peu ou pas d'impôt sur les revenus les plus modestes, et davantage sur les revenus les plus élevés.

 

La matière imposable(c'est-à-dire les objets sur lesquels les impositions peuvent être établies) détenue par un contribuable, est frappée à un taux unique d'autant plus élevé que la matière imposable est importante. Ainsi, pour un revenu inférieur à 1 500 francs, le contribuable paierait 10% ; pour un revenu de 1 500 à 3 000 francs, 15% ; pour un revenu de 3 000 à 4 500 francs, 20%, etc. A chaque tranche de revenu est appliqué le taux correspondant et l'imposition est égale à la somme des impositions dues pour chacune des tranches. Au final, l'impôt sur le revenu adapte la fiscalité à la réalité des revenus et au nouveau rôle de l’État. Il répond également à une exigence de justice sociale par une redistribution des richesses, et de démocratie par l'obtention de la participation de tous les citoyens aux dépenses publiques. Malgré cela, l'impôt sur le revenu possède des limites. Quelles sont-elles ? C'est ce que nous allons voir dans la dernière partie.

 

PARTIE III : Quelles sont les limites de l'impôt sur le revenu ?

 

Dans la précédente partie, nous avons donc exposé la perception de l'impôt sur le revenu par la société lors de l'adoption de la « loi Caillaux ». Nous avons aussi présenté l'aspect technique de cet impôt, qui est à la fois progressif et direct. À présent, il est nécessaire de terminer cette présentation sur une note plutôt négative, quoi que nuancée, car l'impôt sur le revenu possède bien entendu des limites qu'il faut bien avoir en tête.

 

A. LES LIMITES TECHNIQUES

 

Il y a tout d'abord des limites techniques, la principale étant sa complexité. Nous l'avons vu, l'impôt sur le revenu repose sur un système d'imposition relativement complexe, même si cette vision diffère en fonction des chercheurs (économistes, historiens ou sociologues) et des sensibilités politiques. La redistribution des revenus touche au rôle étatique et donc à l'existence même de l'impôt. Il est au cœur des débats entre partisans et adversaires de l'impôt progressif.

 

Pour les personnes qui estiment que les inégalités de revenus sont socialement néfastes, l'impôt progressif permet de limiter l'écart des ressources entre les ménages. La progressivité est alors motivée par un concept d'équité verticale, c'est-à-dire l'idée selon laquelle ce sont les personnes aux revenus les plus élevés qui doivent supporter la plus importante charge fiscale. Néanmoins, pour ceux qui considèrent que cette redistribution des revenus n'est rien d'autre qu'une forme de charité obligatoire (et donc illégitime), la véritable justice sociale reviendrait alors à la contribution de chacun aux dépenses publiques, en fonction de ses revenus (idée d'un impôt à taux unique). Les oppositions à la progressivité de l'impôt viennent surtout des libéraux, comme l'économiste austro-américain, Ludwig von Mises (1881-1973), qui déclare : « L'impôt progressif est un mode exagéré d'expropriation». Mais des socialistes se sont également opposé à l'impôt progressif, notamment l'économiste Pierre Joseph PROUDHON (1809-1865) : « L'impôt progressif se résout, quoi qu'on fasse, en une défense de produire, en une confiscation, en une mystification » (Théorie de l'impôt, posthume, 1866). D'ailleurs, la progressivité de l'impôt sur le revenu constituerait un obstacle au développement économique en gênant la constitution de l'épargne privée pour les revenus les plus élevés.

 

Une autre limite se situe dans l'administration fiscale, qu'a étudié Frédéric TRISTRAM, maître de conférences à l'Université Paris I Panthéon-Sorbonne, dans un article intitulé « L'administration fiscale et l'impôt sur le revenu dans l'entre-deux-guerres» (2002), expliquant que l'impôt sur le revenu n'a pas entraîné une modification importante des masses budgétaires : « La part des impôts directs, traditionnellement faible, dans le total des prélèvements fiscaux n'est que peu relevée : elle passe d'environ un cinquième avant 1914 à un peu moins d'un quart durant l'entre-deux-guerres». En effet, elle ne représentait que 21% en 1905, 19,3% en 1910, 20,9% en 1914, 24% en 1921, 23% en 1926, 23% en 1931, 17,6% en 1936 et enfin 21% en 1939.

 

B. SON IMPACT SUR L'ÉTAT ET LA SOCIÉTÉ

 

La création de l'impôt sur le revenu est donc, selon TRISTRAM, une remise en cause pour une administration fiscale, austère et divisée, mais aussi l'impôt le plus ressenti par le contribuable et le plus discuté dans l'opinion publique française. D'après Thomas PIKETTY, l'impôt progressif sur le revenu a un double impact sur les inégalités : un impact de nature statique et un impact dynamique :

  • Un impact de nature statique : l'éventail des revenus après l'impôt est plus réduit qu'avant l'impôt.

  • Un impact dynamique : l'impôt limite les capacités d'accumulation du capital des personnes les plus fortunés.

D'après le rapport pour le ministre du budget, publié en 1996 à La documentation française, « dans l'ensemble, le nouveau système est plus équitable que l'ancien. Il ouvre toutes les catégories de revenus, est en partie progressif, n'est plus « réparti » entre les différentes communes». Ce rapport met aussi l'accent sur le côté productif de l'impôt sur le revenu. Il fait rentrer plus d'argent dans les caisses de l'État. Cela a donc un impact positif sur la société puisque, en théorie, l'État peut réinvestir l'argent dans des actions publiques. Bien entendu, les impôts indirects continuent a avoir la préférence de l'État, même si le rapport de 1996 note bien que « le poids [des impôts directs] dans les recettes fiscales, d'un quart avant la réforme de 1914-1917, passe à 35% à la veille de la Seconde Guerre Mondiale, et à 40% en 1948».

 

L'impact sur la société se note également par les deux tendances qui se dégagent de la loi. D'une part, l'impôt se personnalise, s'individualise en quelque sorte, chacun payant en fonction de ses revenus. D'autre part, l'impôt général tend à prendre la place des impôts cédulaires, dont le poids est de moins en moins important. De fait, nous dit encore le rapport de 1996, « après 1917, et jusqu'à la réforme de 1948, [des] aménagements [sont] apportés au système cédulaire (dégrèvement, déductions, réductions d'impôt), pour des raisons sociales et politiques (statut fiscal préférentiel pour les ouvriers et les employés, mise en place de forfaits souvent très approximatifs)». Pour le juriste Louis TROTABAS (1898-1985), « la législation fiscale française [présente] des caractères de complexité, et même l'incohérence, qui résistent à tout effet d'analyse».

 

Les recettes fiscales, en 1917, sont de 242,8 milliards de francs. Après la réforme de 1948, elles ne sont plus que 241,8 milliards. Cela permet aux auteurs du rapport de 1996 de conclure : « À la veille de la Seconde guerre mondiale, l'impôt sur le revenu, s'il a conservé la structure générale que lui a imprimé la « réforme Caillaux », a connu « un processus de dégradation rapide et profonde » ». Cela nous permet d'en noter les imperfections, qui du ressemble un peu aux critiques de la droite lors du débat de 1914 : incitation à l'évasion et à la fraude fiscales, personnalisation dénaturé, assiette réduite ; rendement fluctuant... Marc LEROY, dans La sociologie de l'impôt (2002), expose les raisons qui incitent le contribuable à frauder. Cela peut s'expliquer par le taux trop élevé de l'impôt, par exemple. Le contribuable pèse ainsi le pour et le contre, les chances d'échapper au fisc et les risques d'être pris.Max BOUCARD et Gaston JÉZÉ, auteurs des Éléments de la science des finances(1902) que « L'impôt général progressif n'est pas seulement injuste et sans fondement rationnel, il est arbitraire. Sur quelle base fixera-t-on la progression ? Et cette progression, où s'arrêtera-t-elle ? Si on n'établit pas une limite, l'impôt finira par absorber la totalité des revenus et entamera le capital, restreignant l'épargne et la production, et forçant les capitaux à se cacher ou fuir». De fait la réforme de 1948 cherche à répondre à ces imperfections.

 

CONCLUSION

 

Institué en 1914, l'impôt sur le revenu est un impôt paradoxal dans la mesure où il fut voté dans un principe d'égalité pour tous, principe qui ne fut respecté que dans la théorie : il n'a pas entraîné une modification radicale des charges pesant sur les différentes catégories sociales. En effet, dans la pratique, il se présente comme un impôt inégalitaire, ne prenant pas en charge les contribuables de façon égale. Il a été adopté non sans mal, le contexte de l'époque ayant joué un rôle décisif, pour moderniser le système fiscal de l’État et faire face aux dépenses engendrées par l'effort de guerre.

 

Comme l'énonce Thomas PIKETTY, « L'histoire de l'impôt sur le revenu est une histoire très mouvementée, marquée notamment par de multiples alternances politiques» (Les hauts revenus en France au XXe siècle, 2006, page 357-358). L'impôt sur le revenu a été effectivement l'objet de vifs débats politiques : certains le voyaient comme un retour à l'Ancien Régime, entrant en opposition avec les principes d'égalité et de liberté de l'individu qui garantissaient l'anonymat par rapport au fisc. Sa progressivité a surtout été contestée, car contraire à l'égalité des citoyens. Pour cela, citons ce que disait l'historien Marcel MARION (1857-1940) : « La progressivité épargne des millions de citoyens pour en accabler quelques milliers». Cette progressivité risquait de rétablir au bas de l'échelle sociale les privilèges supprimés en haut et de rompre alors avec l'esprit révolutionnaire de 1789.

 

En guise d'ouverture, il s'agit d'analyser l'évolution de l'impôt sur le revenu jusqu'à aujourd'hui car il n'a cessé d'être modifié : la réforme de 1948 se donnait comme objectif d'unifier cet impôt afin de le rendre plus simple à appréhender et plus juste entre les classes sociales (remplacement de l'impôt sur les bénéfices industriels et commerciaux par l'impôt sur les sociétés). Mais dans les faits, le système mis en place montra une réelle diversité. Ainsi, les objectifs de la réforme de 1948 n'ont pas été respectés dans une perspective égalitaire. A la veille de la réforme de 1959, sous la Ve République, l'impôt sur le revenu était un vestige de l'ancien système cédulaire. Lors de la loi du 28 décembre 1959, une réelle unification a lieu en fusionnant la taxe proportionnelle (qui succédait aux impôts cédulaires) et la surtaxe progressive (qui remplaçait l'ancien impôt général sur le revenu) en un seul impôt sur le revenu des personnes physiques, donnant les bases de notre impôt contemporain. De nos jours, l'impôt sur le revenu constitue la deuxième source budgétaire de l’État (45 milliards d'euros de recettes en 2009), juste après la TVA (169 milliards d'euros en 2009).

 

Simon LEVACHER & Maxime LAMBERT

Université du Havre, Licence 3 (2011-2012) 

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