Introduction
« L'agriculture française sera moderne...ou ne sera pas », note René Dumont, conseiller agricole au Commissariat du Plan, dans son rapport, Le Problème agricole français, publié en 1946. Dix-huit ans plus tard, c'est-à-dire en 1964, Paris accueil le Salon international de l'agriculture dont l'attraction phare est le Concours général agricole.
Pour l'historien, le choix de Paris semble indiquer une évolution rapide de l'agriculture française sur la scène international vingt ans à peine après la fin de la guerre. De fait, une transformation peut être comparé à une évolution, à une mutation. En effet, dès 1944, le Comité national de la Résistance reprochait à l'agriculture sa bonne place au sein de la propagande pétainiste. Aujourd'hui encore, comme le montre la visite du Salon par les personnalités politiques, le « monde agricole » a une place à part dans la société française des Trente Glorieuses.
Les images d'Épinal fourmillent sur le monde rural dans une France de plus en plus urbanisé. « On continue d'imaginer le monde agricole, expliquait Christian Jacob en 1994, comme un milieu idyllique, fait de verts bocages, de paysans rougeauds poussant sur de petites routes bucoliques un troupeau de vaches et moutons. » (La clé des champs, 1994)
Transformer, faire évoluer le monde agricole, n'est pas une mince affaire et nous verrons que l'embellie des Trente Glorieuses est aussi à nuancer. Cela explique le choix de l'intitulé : La transformation du monde agricole : entre modernité et déclin (1944-1974). 1944, parce que c'est la publication du programme du Comité national de la Résistance. 1974, parce que c'est le début de la crise économique.
L'intérêt d'un tel sujet est évident puisqu'il nous permet d'évoquer les principales mutations du « monde agricole » pendant les Trente Glorieuses, permettant de dresser un panorama relativement complet. Cependant, il nous oblige aussi à être synthétique et donc prendre le risque de l'approximation dans les analyses.
La transformation du « monde agricole » passe par sa modernisation qui, elle-même, passe par des évolutions économiques qui auront des répercussions plus ou moins positives sur la population rurale. Il convient de se demander comment est organisée la modernisation agricole lors des Trente Glorieuses, de 1944 à 1974 ? Elle s'organise autours de trois axes :
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La politique : nous verrons la mise en place d'une politique agricole français répondant aux impératifs de l'économie de marché et les limites de cette politique.
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L'économie : nous verrons la mécanisation, les progrès et les désillusions, puis nous verrons les conséquences sur l'environnement agricole et sur les paysages.
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La société et la culture : nous verrons, au travers de l'analyse de Mendras notamment, ce qu'est l'exode rural et quelles sont ses conséquences, puis nous posons la question de la fin paysans.
Les mutations politiques
Dans cette première partie il convient de revenir sur les objectifs politiques puis sur leur mise en place effective par la « planification » et enfin terminer par les « résistances » rencontrées.
I.Les objectifs : moderniser et rentabiliser l'agriculture.
1)Les objectifs internationaux.
Dans ce point, nous allons rapidement revenir sur le concept de modernisation et nous verrons qu'il est important de mettre l'accent sur la mise en place d'instances internationales porteuses d'idées nouvelles. En effet, l'institutionnalisation de ces organismes va leur donner une certaine influence, voire un véritable pouvoir de pression politique et économique. Quelles sont donc ses institutions ?
Il y a d'abord les Accords de Bretton-Woods, en juillet 1944, qui donne naissance à deux organismes :
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Le Fond monétaire internationale chargée de réguler l'économie mondiale dans le but d'éviter une seconde crise de 29.
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La Banque mondiale, créée dès décembre 1945, est composée de la Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) et de l'Association international de développement (créé en 1960).
Il y a aussi le General Agreement on Tariffs and Trade (GATT), créé en octobre 1947 et qui va donner naissance, en 1995, à l'Organisation mondiale du commerce. Cet Accord a été signé par 23 pays dont la France. Les objectifs affichés sont le libre-échange, la maîtrise de la production, la baisse des prix pour les consommateurs et la baisse des tarifs douaniers entre les membres...
La modernisation des organismes de décisions à l'échelle internationale est un fait propre à l'après-guerre. L'Organisation des Nations-Unies a été créé aussi à cette période. En fait, la notion de modernisation, relativement optimiste et positive, faisait échos à l'idée d'une nécessaire rupture, indispensable même, avec les sociétés et les économies dites traditionnelles.
Pierre Rosanvallon, professeur au Collège de France, explique que le terme de « modernisation » caractérisait en fait les nouvelles formes d'interventions étatiques qui se mettent en place dès 45. Il y a comme une « idéologie » de la modernisation économique privilégiant un vocabulaire composé de termes comme investissement, productivité, croissance, planification ou expansion...
Dans le discours des hommes politiques français nous allons retrouver cette « idéologie de la modernité ».
2)Les objectifs nationaux.
Le Comité national de la Résistance, dans son programme de mars 1944, affiche trois objectifs concernant l'agriculture : le premier objectif est de soutenir la production en aidant notamment les coopératives de productions, d'achats et de ventes ; le second objectif est d'aider financièrement les exploitants agricoles ; le troisième objectif, enfin, est de réorganiser le syndicalisme agricole en mettant en avant le droit des paysans.
Dès 1946, Tanguy-Prigent, ministre de l'Agriculture, fait adopter un Statut du fermage et du métayage afin de donner des garanties aux 500 000 fermiers et 140 000 métayers face aux grands propriétaires. Il met aussi en place la Confédération générale de l'agriculture (CGA) composé de deux axes : la mise en place d'un nouveau paysage syndical d'un côté et la création d'un groupement coopératif composé de la Mutualité et du Crédit Agricole d'un autre côté.
Peu après, le Commissariat général au Plan est créé par le général de Gaulle en janvier 1946. Dès 1947, Jean Monnet, le premier commissaire une ligne de route ambitieuse mais pouvoir paraître paradoxale : augmenter la productivité tout en faisant des économies. Alors, comment s'y prendre ? Pour cela, deux solutions : la première c'est la mécanisation des exploitations et la seconde – qui découle de la première – c'est l'exportation des matières première (surtout les céréales et la betterave sucrière) et c'est aussi la transformation des produits agricoles en vue de les commercialiser.
Dans notre deuxième point nous verrons si les Plans répondent à cette feuille de route en revenant sur les cinq commissaires qui se succèdent de 1946 à 1975.
II. La planification : la marche vers l'économie de marché.
Dans cette partie, il convient d'aller vite. Donc, comme nous le disions à l'instant, cinq commissaires ce sont succédés :
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Le premier plan est mis en place par Jean Monnet et coïncide avec la mise en place du plan Marshall qui va aider financièrement à la reconstruction de l'Europe entre 1948 et 1952.
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Lors du second plan, Étienne Hirsh (1901-1994), le nouveau Commissaire au Plan, doit rompre avec l'autarcie agricole en mettant l'accent sur la production de masse.
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Le troisième plan, mis en place par Hirsh, répond à la mise en place du Traité de Rome de 1957 qui prévoit une zone de libre-échange et donc pose les bases du Marché commun. Rappelons que c'est un objectif fixé par le GATT. Nous entrons aussi dans une période de récession économique.
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Arrêtons un instant sur Pierre Massé (1898-1987) l'instigateur du IVe Plan. En 1965 il publie un livre intitulé Le Plan ou l'anti-hasard dans lequel il explique que le rôle du planificateur est de prévoir de réduire les tensions sociales.
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Le quatrième plan répond à la mise en place, en 1962, de la Politique agricole commune (PAC) axée sur le développement rural et sur le soutien des marchés et des prix agricoles. Ce Plan entraîne des débats tout autant que le Plan suivant.
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François-Xavier Ortoli (1925-2007), puis René Montjoie (1926-1982), s'occupent des deux derniers plans concernant notre période. Le cinquième plan met l'accent sur l'investissement et la formation rendu nécessaire du fait de la montée des jeunes et du processus rapide d'urbanisation.
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Le sixième et dernier plan donne la priorité à l'industrie agro-alimentaire dans le cas de l'agriculture et doit s'adapter aux objectifs du GATT. Ce plan se termine par la crise de 1974.
Revenons donc à présent brièvement sur les contestation en faisant notamment un point sur l'évolution du syndicalisme agricole que Tanguy-Prigent a renouvelé.
III. Les « résistances » : un paysage syndical divisé.
Nous notons un rajeunissement des agriculteurs et l'installation d'une élite de grands propriétaires terriens, c'est-à-dire les « gros céréaliers » que l'on a souvent, par facilité, opposé aux « petits paysans ». Ce début d'évolution des campagnes va diviser le syndicalisme en deux branches : les « conservateurs » et les « jeunes ».
Dans un livre dirigé par Julien Ensemble, Le contre-plan,paru au Seuil en 1965, ont retrouve édicté les contestations au Ve plan. Le patronat lui reproche d'entraver son pouvoir de décision et accuse la planification de freiner l'économie. Les employés et ouvriers lui reproche d'entraver son pouvoir d'achat en ne redistribuant pas équitablement le Revenu national brut.
Ce que ces débats montre c'est l'arrivée d'un certain rapport de force entre le gouvernement et les « partenaires sociaux ». « Le IVe et, surtout, le Ve Plan ont été gouvernementaux comme jamais, et cela malgré le rôle officiel plus important accordé aux organismes représentatifs des parties intéressées » (Hayward, Revue française de sociologie, 1967, p.451).
Le sociologue Michel Crozier dénonce une certaine paupérisation de la société à la fin des années 60. Le Ve Plan n'épargne pas la petite paysannerie comme le montre l'étude de Mendras dans La fin des paysans de 1967. En effet, il y a rarement de mutations sans tensions, de contestations sans blocages.
Pour faire face aux contestations des paysans qui commencent dès 1953, Guy Mollet va accorder, en 1957, le principe d'indexation des prix agricoles sur les prix des produits nécessaires à l'activité des exploitations. Cette loi est importante à deux titres : elle permet, tout d'abord, à une grande et puissante agriculture céréalière d'assurer ses revenus et, ensuite, elle permet à la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles de remporter une première victoire syndicale.
La FNSEA dispose du soutien de certains parlementaires regroupés dans l'influente Amicale parlementaire agricole qui compte une centaine d'adhérents. Seulement, la FNSEA est réputée pour être conservatrice. Elle va rencontrer une rivale, la Jeunesse agricole chrétienne (JAC) qui compte 440 000 membres en 1955.
Dès 1954, la JAC a intégré un groupe plus large, le Cercle national des Jeunes Agriculteurs. Ainsi, en 1957, le CNJA, élargi, est dirigé par Michel Debatisse (1929-1997). On doit à ce jeune syndicaliste l'expression de « révolution silencieuse », titre de l'un de ses livres en 1963. Peu à peu, le CNJA, plus favorable au gouvernement, devient interlocuteur privilégié et prend le pas sur la FNSEA.
L'État se doit de répondre aux agriculteurs. C'est délicat car, il doit à la fois répondre à l'inquiétude des paysans qui ont conscience d'un changement et, il doit aussi répondre aux impératifs de la politique de planification.
Deux lois vont tenter d'apporter des solutions : la loi Debré en 1960 et la loi Pisani en 1962. Elles mettent en place : 1/un nouveau modèle d'exploitation agricole basée sur le couple et non plus sur la famille ; 2/une indemnité viagère de départ pour les agriculteurs de plus de 65 ans.
Vous l'avez certainement compris, la planification de l'agriculture a eu de nombreuses répercussions sur le plan économique et en premier lieu sur le processus de la mécanisation.
Les mutations économiques
En 1947, le Plan Monet prévoyait déjà la modernisation de l'équipement des exploitations. En améliorant le matériels agricole l'idée est de d'améliorer les conditions de travail et permettre, surtout, une hausse de la productivité. Cependant, nous verrons que, si la mécanisation fut un progrès social pour certains agriculteurs, il convient de nuancer l'impact économique et social de la mécanisation.
I. La mécanisation : entre progrès et désillusions.
La mécanisation répond à un objectif évident qui est la multiplication des rendements. Cela permet une amélioration des conditions de vie, notamment avec une hausse des salaires, mais pas uniquement. Les tâches physiques étaient pénibles et longues, la moisson durant un bon mois. Avec la mécanisation, en l'espace de quelques années, cela va changer radicalement les conditions de travail des exploitants.
Le premier problème auquel doit s'atteler le gouvernement c'est la régulation des prix agricoles conformément à la mesure d'indexation prise par Mollet en 1957. (Comme nous le voyons sur les tableaux, le prix du quintal de blé est multiplié par 13,5 entre 1936 et 1948 passant de 140 à 1900 francs). L'objectif est de mettre fin au marché noir et de stimuler la production afin de faire baisser les prix.
Le meilleur moyen de baisser les prix est d'augmenter la production. Pour ce faire, Tanguy-Prigent décide de développer la motorisation des exploitations (tracteurs et moissonneuses batteuses). Il accorde un prêt aux jeunes agriculteurs et soutien la création de Coopératives d'utilisation du matériel agricole (CUMA).
La mécanisation permet le développement des cultures fourragères, la sélection des races, l'utilisation d'aliments composée pour le bétail permet d'augmenter les rendements de lait... La production de blé triple, celle de viande quadruple et la productivité augmentent de 6,3% par an de 54 à 74. En 1974, l'agriculture française se situe au premier rang européen pour la production et au deuxième rang mondial pour l'exportation.
La PAC, en 1962, permet une relance de l'économie en accordant des aides aux agriculteurs et en mettant l'accent sur le développement rural. Trois thèmes : la compétitivité, la protection de l'environnement et le développement des territoires ruraux. Dans la années 70, la création des Groupements de développement agricole (GDA) englobe localement la cellule syndicale, les chambres d'agricultures, les coopératives... À partir de 1971, la balance agroalimentaire devient excédentaire.
Toutefois, la mécanisation et la motorisation n'ont pas que des avantages. En effet, nous notons que l'endettement des petits exploitants pour s'équiper est multiplié par 4 entre 1960 et 1973. De plus, des banques comme le Crédit agricole, répondant à l'appel du gouvernement, prête mais ne seront jamais remboursé et donc obligent les exploitants à vendre leur terres, parfois en dessous du prix du marché. L'entrée dans l'économie de marché ne s'est pas fait sans certains sacrifices.
De plus, dans les années 50, et en réponse à la mise sur le marché d'engrais et de produits phytosanitaires, certains paysans décident de se tourner vers l'agriculture biologique naissante. En 1962, Jean Boucher et Raoul Lemaire créés l'Association française pour l'agriculture biologique (AFAB). Deux ans plus tard c'est la création de la revue et de l'association Nature & Progrèspar André Louis, Mattéo Tavera et André Bire. Elle compte 400 adhérents en 68. Après mai 68, le mouvement en faveur de l'agriculture biologique s'internationalise avec la création de la Fédération internationale des mouvements d'agriculture biologique (FIMAB).
Donc, si la mécanisation a eu des avantages en modernisant les exploitants, elle a aussi eu des conséquences. Elle a entraînée des modifications du paysage agricole et de l'environnement des agriculteurs.
II. Les conséquences paysagères et environnementales
Non seulement les tracteurs et autres machines agricoles transforment radicalement les méthodes de travail, mais le paysage est lui aussi bouleversé. La mécanisation nécessitant une réorganisation des terroirs, le « remembrement » apparaît, càd l'accroissement des exploitations agricoles par la réunion en un seul bloc de plusieurs petites parcelles qui recevaient des cultures différentes.
Les paysans, étant fétichistes avec leurs terres, lorgnaient sur celles des autres, mais le remembrement les oblige dorénavant à recomposer les parcelles sous un seul propriétaire. Les parcelles sont adaptées à la mécanisation : de ce fait, les rendements s'accroissent. En plus du remembrement et des moyens mécaniques, apparaît l'apport de l'agriculture scientifique : on a de plus en plus recours à l'utilisation de pesticides (ce qui élimine les parasites) et d'engrais (comme le phosphate).
Le nombre des exploitations diminue, passant de 3 millions à 1,5 environ, mais leur taille augmente. En 1955, les exploitations de moins de 20 hectares cultivaient 40% du sol. Elles n'en cultivent plus que 25% en 1970, tandis que celles de plus de 50 hectares passent de 25 à 36,5%.
L'abandon de l'indexation des prix agricoles a suscité la colère des paysans endettés, qui ont manifesté de façon spectaculaire et violente : barrages de routes au printemps de 1960, prise de la sous-préfecture de Morlaix en juin 1961. Avec les deux lois d'orientation de 1960 et 1962, et ayant pour objectif de constituer des exploitations familiales viables, les agriculteurs âgés sont incités à céder leur exploitation (indemnité viagère de départ). Le crédit aux agriculteurs est remanié. Mais les paysans, contraints d'acheter des terres pour survivre comme agriculteurs, se débattent dans de réelles et sérieuses difficultés.
Ces mesures entreprises par l'Etat accroissent nettement le revenu agricole moyen jusqu'aux années 1970. D'importateur alimentaire chronique, la France devient un grand exportateur de produits agricoles, transformés ou non. Après 1955, les productions végétales croissent plus vite que les productions animales. Les gains de productivité reposent sur l'exode rural, l'augmentation des rendements et la diminution de la surface agricole utilisée (SAU). Blé et vigne reculent, tandis que céréales, plantes fourragères, herbages, cultures maraîchères et fruitières progressent nettement.
Pour la première fois dans l'histoire, la production et la productivité agricoles progressent à un rythme rapide, 3,3% par an en moyenne pour la production. Les rendements doublent ou triplent : 15,8 quintaux de blé à l'hectare en moyenne dans les années 1930-1939, contre 43,2 en moyenne de 1971 à 1973, 15,6 pour le mais d'avant-guerre, contre 51 en 1971-1973. Les vaches produisent 1800 litres de lait par an en moyenne en 1945-1950, contre plus de 3 000 en 1975. Cette évolution n'a été possible que par un progrès de la mécanisation et l'usage des fertilisants.
Les mutations socio-culturelles
I. L'exode rural
Le phénomène essentiel qui caractérise également la modernisation agricole est l'exode rural, càd le transfert des zones rurales vers les zones urbaines. Cette modernisation s'accompagne en effet d'un rapide déclin du nombre de paysans dans la population active. Des prémices se manifestèrent avant le début de la Seconde Guerre mondiale : au recensement de 1931, pour la première fois, la population urbaine était supérieure à la population rurale (51,2% contre 48,8%).
L'exode s'accélère au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Ce mouvement contribue à l'exode rural des régions de l'Ouest (Vendée, Anjou, Bretagne), qui avaient réussi à conserver leurs populations, par l'effet conjugué de structures familiales très encadrées par l'Église, et d'une agriculture vivrière (tournée vers l'auto-consommation et l'économie de subsistance) très autarcique (système économique idéal d'un territoire habité par des acteurs économiques pouvant suffire à tous leurs besoins et vivre seulement de leurs propres ressources).
En 1958, 25% des actifs travaillaient la terre. En 1970, les paysans ne représentent plus qu'un actif sur 10. Entre les recensements de 1946 et de 1968, les citadins passent de la moitié aux 2/3 de la population française, soit de 53,2% à 66,2%. Entre les mêmes dates, l'agriculture passe de 36% à 15%, pour chuter à 9,5% en 1975. A cette date, les paysans ne sont plus que 2 millions ; ils étaient plus de 7 millions après la Libération.
Les départs vers les villes sont sélectifs : partent d'abord les salariés agricoles, qui trouvent dans l'emploi industriel des rémunérations plus élevées que dans l'emploi agricole, les jeunes adultes et tout particulièrement les jeunes filles. Au final, non seulement les campagnes se dépeuplent, mais leur population devient déséquilibrée : peu de jeunes et beaucoup de personnes âgées.
Les citadins, en raison de l'encombrement des centres, du prix des terrains et de la diffusion de l'automobile gagnent sur la campagne, créant les lotissements des « nouveaux villages ». Ce phénomène est pris en compte en 1962 avec les ZPIU (Zones de peuplement industriel et urbain), composées des agglomérations urbaines et des communes « rurbaines », càd des campagnes péri urbaines qui participent à l'extension spatiale des villes.
Vers 1962, l'agglomération parisienne se stabilise, puis recule légèrement suite à la création de la DATAR (Délégation interministérielle à l'aménagement du territoire et à l'attractivité régionale) en 1963, visant à décentraliser les entreprises.
De grands ensembles commencent à naître dans les banlieues des grandes villes dès les années 1950, avec l'intervention du ministre de la Reconstruction et de l'Urbanisme de l'époque, Eugène Claudius-Petit. Ces grands ensembles contribuent incontestablement à faciliter l'absorption de l'exode rural. Ces logements en série constituent un progrès du confort et de l'hygiène pour leurs habitants.
Toutefois, des limites sont perçues dans la manifestation de cet exode rural. La croissance des métropoles régionales et des villes moyennes, qui ont principalement bénéficié du gonflement des populations urbaines, est jugée trop rapide. Les grands ensembles crées depuis 1955 se sont mal intégrés au tissu urbain, ce qui déclenche une crise générale des centres-villes.
Enfin, même si, dans les années 1960, la production agricole double par rapport à 1946 avec des effectifs réduits de moitié, la croissance de la productivité cache mal les limites de la politique adoptée par l'Etat. En effet, on constate que la production agricole s'accroît moins vite que l'industrie, et que le revenu des paysans progresse moins vite que celui des citadins. En outre, leur niveau de vie se situe toujours en-dessous de celui des autres catégories sociales.
II. La fin des paysans ?
On passe d'une logique agraire (dans laquelle l'agriculteur se soumettait aux saisons et à leurs aléas) à une logique de rationalité économique (dans laquelle la concurrence prédomine, la pression sur les prix, la réflexion sur la performance, l'investissement et les rendements).
L'agriculture devient dès lors un marché mondial et un marché d'exportation depuis les années 1970. Comme le dit le président de la République Valéry Giscard d'Estaing : « L'agriculture est le pétrole vert de la France ». L'agriculteur est en contact permanent avec les commerciaux, il est intégré dans le processus industriel de la fabrication du produit. Une partie des agriculteurs se modernisent, tandis que d'autres, de moins en moins nombreux et de plus en plus vieux, conservent l'ancien modèle de l'agriculture de subsistance.
Tout cet ensemble de mouvements a entraîné un mouvement spécifique dans le monde agricole : un mouvement de spécialisation. Auparavant, l'agriculteur avait une variété de récoltes. Désormais, il n'a plus qu'une activité principale (ex : le céréalier). Il s'agit d'une spécialisation avec une rationalisation de la production : les compétences et les investissements sont de mise afin d'améliorer les rendements.
En 1967, dans son ouvrage La Fin des paysans, le sociologue français Henri MENDRAS (1927-2003) diagnostique une profonde et irréversible transformation du monde rural. Selon lui, « en une génération, la France a vu disparaître une civilisation millénaire constitutive d'elle-même ». On assiste de plus en plus à une restructuration des classes sociales avec le phénomène de la moyennisation, auquel se joignent les paysans.
La moyennisation (représentée graphiquement par La toupie de Mendras, dans La seconde révolution française 1965-1984) s'étend sur les trois secteurs. On observe une multiplication des emplois non qualifiés, en raison de la parcellisation du travail, et une augmentation de la qualification d'autres catégories (contremaîtres). De surcroît, pour ces catégories, on remarque ainsi une transformation de leur genre de vie et un alignement croissant sur celui des classes moyennes.
Ces classes sont sans doute les catégories les plus mobiles de la société française. Au bas de l'échelle sociale les couches défavorisées (même les paysans) peuvent espérer accéder à ces couches moyennes. Ces classes moyennes connaissent une rapide augmentation. La croissance des « cols blancs » est le fait social le plus important de la période d'après guerre. Le recensement de 1975 est symbolique : à cette date, le tertiaire passe le seuil de 50 % des actifs, contre 34 % en 1946. Et le « cadre » devient la figure type des « Trente Glorieuses ».
Conclusion
Pour conclure, depuis 1945, le monde agricole en France a vu la diminution considérable de la petite paysannerie de subsistance d'autrefois et l'avènement des fermes modernes gérées par les exploitants agricoles. Le statut du paysan s'est retrouvé modifié avec cette transformation.
En à peine plus d'un demi-siècle, la population française a connu de profondes mutations (politiques, économiques et socio-culturelles, mais aussi démographiques et sociologiques). Aucun autre secteur économique que le monde agricole n'a connu une régression d'emplois aussi importante.
Cette diminution est liée à une mécanisation, à l'emploi de nouvelles techniques agricoles, qui a conduit à un accroissement de la productivité. On assiste à un vieillissement de plus en plus prononcé de la population agricole. Beaucoup de jeunes agriculteurs restent célibataires car ils éprouvent des difficultés pour se marier à la campagne.
La modernisation agricole a changé la composition du bourg, du village, provoquant un exode rural important, voire une désertification des campagnes, en particulier dans la « diagonale du vide » (allant de la Meuse aux Landes). De nos jours, les ¾ de la population habitent dans les villes. Les petites fermes familiales laissent la place à des fermes beaucoup plus grandes tandis que l'agriculture de subsistance est remplacée par une agriculture modernisée liée à l'industrie agroalimentaire.
Simon Levacher et Maxime Lambert,
2e année de licence, histoire contemporaine.
(mai 2010, Université du Havre)