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12 décembre 2012 3 12 /12 /décembre /2012 12:12

Écrire l’Histoire avec des « si »… que voilà un passionnant exercice pour un historien. Ce genre de « jeu » pourrait être fait dans les classes de collège et de lycée, tout comme les situations-problème et les jeux de rôle. Certes, ça demande du temps et de la préparation, mais cela est susceptible d’intéresser plus d’élèves à la discipline. Sur un plan plus scientifique, il n’est pas inutile de se pencher sur ce genre « littéraire » qui nous viens d’Angleterre, sous sa forme actuelle. L’uchronie désigne « l’histoire faite par la pensée ». C’est une sorte d’histoire utopique. Le mot aurait été forgé par Charles Renouvier au XIXe siècle, qui écrit Uchronie. Utopie dans l'Histoire (1857). Finalement, il s’agit de regarder un événement « tel qu’il n’a pas été » et « tel qu’il aurait pu être ». C’est un questionnement de philosophe, voir de métaphysicien, ce qu’était Renouvier.

 

Charles Renouvier : l'Histoire utopique.

 

Dans cet article, intéressons-nous, pour commencer, au livre de Renouvier pour bien comprendre la genèse de l’uchronie. De manière assez classique, l’auteur, qui publie son livre en 1857 (réédité en 1876) essaie de comprendre ce qu’aurait pu être la civilisation européenne si les choses c’étaient passées différemment dès l’Antiquité. Le livre, qui s’inspire des livres de voyages à la mode au XVIIe siècle, commence par une lettre qu’un écrivain écrit à ses enfants pour leur léguer un manuscrit, lequel contient l’uchronie. Précisons d’emblée que, contrairement à certains récit de voyages, Renouvier n’essaie pas de tromper le lecteur. Son texte a une vertu pédagogique certaine en amenant son lecteur à réfléchir sur la construction de l’histoire et sur la succession des événements.

 

L’intérêt pédagogique est ce qui m’a intéressé au premier abord. Parler de ce livre en classe de philosophie – dont Renouvier est absent – ou en histoire, cela pourrait permettre de montrer aux élèves qu’il n’y a pas une seule construction de l’histoire possible, tout en leur précisant que l’uchronie ce n’est pas de l’histoire au sens scientifique de la discipline, mais qu’elle permet de saisir les enjeux d’un événements en s’interrogeant sur les raisons qui ont poussé les acteurs à prendre telle ou telle décision plutôt qu’une autre. L’idée est aussi de rester réaliste, c’est-à-dire avancer des hypothèses qui auraient été envisageable et faisable à l’époque. Un très beau livre de Patrice Pusateri, architecte-urbaniste de l’État, a écrit une fiction architecturale, Les obélisques de faïence (2009), dans lequel il montre que Rouen (en Seine-Maritime) aurait pu devenir capitale de la France à l’époque d’Henri IV. Très documenté, avec des textes historiquement incontestable, il suit cette idée de la ville au cent clochers devenue capitale du royaume. C’est passionnant à lire.

 

De manière littéraire, assez classiquement dirais-je, Renouvier entoure son récit de mystère. Le père du narrateur, sans doute écrivain du manuscrit, est un homme décrit comme solitaire, petit bourgeois sans grandes amitiés. Je ne raconterais point le livre car son contenu est sans intérêt réel pour la suite de mon propos (mais je vous engage à le faire car c’est facile à lire). Au XIXe siècle, il n’est point difficile de montrer que « refaire » ou « revivre » l’histoire est une sorte de fantasme. Jules Michelet est le premier touché par cette histoire très documentée, mais romancée et animée. Certes, il ne fait pas d’uchronie, même s’il « invente » parfois des dialogues. Le grand professeur peut apparaître comme prétentieux lorsqu’il se place au-dessus des autres historiens de son temps : « Dans mon enseignement, j’avais mis ce que nul homme vivant n’y mit au même degré. » (Les Jésuites, 1843) Bref, il a une haute estime de lui-même.

 

Jules Michelet : une Histoire uchronique ?

 

En tout cas, Michelet n’a pas tort, lorsqu’il affirme que « d’autres enseignaient leurs brillants résultats, moi mon étude elle-même, ma méthode et mes moyens » (idem). C’est ce qu’il est demandé aux professeurs du Collège de France aujourd’hui. Présenter leurs recherches et leurs méthodes. Toujours dans le même texte, il ajoute, conséquence de sa vision de l’histoire, que « c’est le haut caractère de la vraie science, d’être art et création, de renouveler toujours, de ne point croire à la mort, de n’abandonner jamais ce qui vécut une fois, mais de le reconstituer et de le replacer dans la vie qui ne passe plus. »

 

Maintenant, prenons la même phrase et considérons-là comme la définition de l’uchronie donnée par Michelet, même si le mot n’existait pas encore, ce qui rend plus piquant encore l’intuition du professeur : « [L’uchronie], c’est le haut caractère de la vraie science, d’être art et création, de renouveler toujours, de ne point croire à la mort, de n’abandonner jamais ce qui vécut une fois, mais de le reconstituer et de le replacer dans la vie qui ne passe plus. »

 

Cela peut paraître hasardeux et bancal, mais Michelet avait un esprit en éveil et s’interrogeait beaucoup sur la pratique de l’histoire, sur sa conception et son enseignement. En cela, je me reconnais dans cette vision « littéraire » d’une science que Michelet voulait populaire. Il y a dans son oeuvre tous les éléments de base nécessaire à une bonne uchronie : le sérieux documentaire et scientifique, la touche poétique et littéraire, qu’il assume pleinement, et la volonté de reconstituer et de redonner une « âme » à l’histoire.

 

Jean-Claude Casanova : penser l'uchronie au XXIe siècle.

 

En 2005, Jean-Claude Casanova, dans une séance de l’Académie des sciences morales et politiques, parle de l’uchronie : « Si l’on réfléchit sur les exemples que je viens de citer, on constate que l’attitude uchronique correspond à trois types principaux. Il y a les penseurs qui veulent absolument introduire dans l’histoire humaine des événements naturels. Il y a ceux qui veulent insister sur la disproportion entre les petites causes et les grands effets. Il y a enfin ceux qui veulent insister sur le rôle particulièrement important des grands hommes. »

 

Ajoutons, avec Casanova :

 

« On constate également que l’uchronie, comme sujet de conversation, ne plaît ni aux historiens ni aux étudiants. J’ai toujours aimé l’uchronie et je l’ai toujours pratiquée, comme je l’avais apprise de mon maître Raymond Aron, mais je sais qu’en procédant ainsi j’ai toujours suscité, aussi bien chez mes collègues historiens que chez mes étudiants, la plus grande irritation. Cette irritation est parfaitement compréhensible si l’on se souvient du texte de Tocqueville dans lequel il explique que, dans les âges démocratiques, les hommes préfèrent une conception de l’histoire dans laquelle on insiste sur la nécessité à une conception mettant en valeur la liberté. Il y a en effet dans l’interprétation uchronique toute une série de choses qui suscitent l’agacement. »

 

Je suis étudiant et j’avoue que l’uchronie est une démarche plaisante. Pour revenir sur un débat avec un ami sur la bataille de Trafalgar, que ce serait-il passé si Villeneuve n’était pas sorti de Cadix ? La flotte franco-espagnole était supérieure en nombre, mais Nelson était meilleur marin et stratège que Villeneuve. Si la flotte française était restée intacte, le blocus continental n’aurait peut-être pas échoué, Napoléon ayant les moyens maritimes pour intercepter les navires forçant le blocus. Dès lors, l’Angleterre aurait peut-être cherché à faire la paix ou aurait été contrainte de se résigner. Car la perte des colonies par la France à cette époque, est due à l’absence de politique maritime sérieuse par Napoléon. S’il avait l’intuition et la certitude que la mer et les colonies étaient un atout, il aurait mobilisé les moyens nécessaires à cette fin.

 

Pour revenir à l’agacement suscité par l’uchronie, Casanova nous dit :

 

« D’abord, on dévalorise le réel et le nécessaire puisque, en expliquant que les choses auraient pu être différentes, on remet en question ce qui s’est effectivement passé. Ensuite, on exalte les possibles, ce qui plaît aux chimériques, mais déplaît à ceux qui ne le sont pas. On exalte le hasard, ce qui déplaît fortement à ceux qui ne sont ni sceptiques ni aventureux. On favorise la polémique, ce qui déplaît fortement à ceux qui ont une opinion différente de celle présentée à travers l’uchronie. »

 

Donc, quatre points : l’uchronie est irréelle et « ne sert à rien », elle est exaltante, hasardeuse et polémique. « Enfin, ajoute Casanova, il faut bien reconnaître que l’uchronie est utilisée comme artifice compensatoire : on refait une histoire différente de celle que l’on aime pas. » Sur ce point je ne suis pas d’accord. La vertu pédagogique du genre n’a pour objet de remplacer l’histoire scientifique, mais elle a pour but de permettre de percevoir les enjeux et les raisons d’un choix car, sans être psychanalyste, il est évident qu’on ne fait jamais un choix au hasard, et si c’est le cas il faut se demander si c’est vraiment du hasard. Finalement, j’aurais pu faire un autre choix en m’inscrivant à la fac. J’ai choisi l’histoire, parce que je veux faire de l’histoire depuis tout petit, mais j’ai choisi sociologie avec, alors que je pouvais choisir géographie. J’ai hésité et j’ai fais mon choix, certainement liée à mon histoire personnelle, aux rapports difficiles avec mes parents, à cette volonté inassouvie de comprendre le monde qui m’entoure et la société dans laquelle j’évolue. Nos choix ne sont pas dictés par une force supérieure, mais le libre-arbitre a une place importante dans les sociétés prétendument démocratiques de l’Europe du XXIe siècle.

 

L'uchronie, pour une utilisation pédagogique.

 

Pour revenir à ce que je disais au début, l’uchronie a une autre vertu. Les adolescents, en général, n’aiment pas être identifié à quelque chose. Or, les cours d’histoire sont ennuyeux pour eux car ce sont des vérités toutes faites que le professeur explique être des réalités qu’on apprend dans les documents. Seulement, il est rarement montré aux élèves que plusieurs interprétations d’un même document sont possible, et cela en fonction de l’axe de recherche, de la problématique que l’on cherche à résoudre, etc. Pour se rendre compte de la grande force de l’uchronie, il suffit de plonger dans l’imaginaire des enfants. Je jouais moi-même à la Révolution française, imaginant Louis XVI réussissant sa fuite, et donc tout faire pour éviter l’invasion de la France par les alliés. Rejouant les batailles de Napoléon, je changeais parfois le cour des choses. En fait, les enfants se prennent parfois au jeu de leur imaginaire, se croyant vraiment le personnage incarné et se coupent, du même coup, de la « réalité ».

 

Rien de grave à cela, mais l’uchronie n’est pas si inaccessible que ça à des collégiens, qui peuvent parfois être encore dans cet esprit enfantin, tout en le niant la plupart du temps car ils veulent être comme les adultes. Quant aux plus grands, ils verront dans l’uchronie un exercice d’imagination qui leur permet de donner leur avis et ils s’identifieront alors a un personnage choisi et cela leur donnera l’impression d’écrire l’histoire « tel quel aurait pu avoir lieu », laissant ouvert le champ des possibles. Cela leur permet alors de se projeter, de se dire qu’un choix n’est pas nécessairement rationnel, que l’histoire peut-être un concours de circonstances. De fait, les élèves font oeuvre d’historiens en pratiquant l’uchronie bien plus qu’en écoutant sagement un professeur raconter des faits sans intérêts (pour eux) puisqu’ils peuvent trouver tout ça sur Internet. L’histoire paraît souvent convenue, parfois – et non sans raisons – il s’agit d’un choix délibéré de l’Éducation nationale.

 

Je n’ai aucun souvenirs de l’histoire en 5e. Je n’ai rien retenu, alors que j’ai des souvenirs du programme de 6e, avec les Égyptiens, de celui de 4e avec la Révolution, et un professeur que j’aimais beaucoup, et de celui de 3e ou j’ai eu mes meilleures notes de ma scolarité en histoire (si l’on excepte la classe de seconde). J’ai cumulé à 17 de moyenne. M. Jolivet, notre professeur, dans mon souvenir, nous racontait des anecdotes de sa vie, mais des faits choisis – pas comme le prof psychologiquement atteint qui tartine et se lamente – afin de nous rendre attentif (car à cet âge là il est plaisant que le prof parle de lui, comme ça on a de quoi ragoter !). Ensuite, il embrayait sur le cours, toujours en incluant une part d’humanité dans l’histoire. L’effet escompté était de faire s’identifier l’élève aux personnages… et ça marchait en partie.

 

L’idée d’une pédagogie de l’histoire par l’uchronie ambitionne de créer cette identification des élèves aux personnages. Bien sûr, les intellectuels biens-pensant de gauche crieraient au scandale, affirmant que c’est un retour à l’enseignement des grands hommes et de l’histoire nationaliste de la IIIe république. Il faut admettre qu’ils n’auraient pas tort, seulement, cette idée n’est pas réactionnaire du tout puisque les questionnements historiques seraient très actuels. Il est possible de faire de l’histoire économique avec l’uchronie, en parlant de la Crise de 29 ou de celle de 2008 (auraient-elles pu être évitée par exemple ? Que serait-il arrivée si cela avait été le cas ?). De même, parler du rôle de la peste noire lors de la Guerre de Cent Ans peut se faire par l’uchronie. Si elle n’avait pas eu lieu, comment le système féodal se serait-il adapté (ce qui permet de parler des limites de ce système sans être trop ennuyeux) ? Il y a plein de possibilité, et c’est cela qui rend l’uchronie passionnante et utilisable en pédagogie, même s’il faut faire attention à ne pas mélanger le réel et l’irréel, a bien expliquer aux élèves comment les choses se sont passé et pourquoi, tout en montrant que, si certains facteurs avaient été absent a tel moment, si tel personnage avait pris une décision différente, il aurait pu changer le cours de l’histoire.

 

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