Parler de Clovis sans citer mes sources est une ambition folle, mais je vais l’oser, même si je citerais la source des éventuelles citations, car cela est obligatoire du fait du droit d’auteur. L’objectif de cette démarche est d’éviter d’entrer dans un style trop académique. Je n’aime pas ce ton qui prend de haut le lecteur. Il n’y a rien de plus désagréable que de donner l’impression d’une érudition que l’autre n’a pas. Je n’en ai pas la prétention. Le rôle de l’historien est celui de passeur de savoir. Pour moi, il n’y a pas d’historien sans histoire, et non l’inverse, comme nous l’entendons dire souvent. L’histoire permet de connaître des mondes autres que les nôtres, des organisations politiques différentes et des cultures étrangères de celle dans laquelle nous évoluons. « Les mythes, nous explique Sylvain Gouguenheim, ont été forgés au moyen âge, mais aussi en partie après et ont donné une image déformée de cette époque. » Il explique ensuite, pour prendre un exemple, que la vision d’Halcmar sur le baptême de Clovis est déformée car il le transforme en sacre en créant la légende de la sainte Ampoule. Il semble que le roi franc avait une grande intelligence politique. C’est le premier à réaliser l’unité de la Gaule, même si ce n’est pas une décision politique. Ce que cherche Clovis c’est le soutien des évêques. Ami de Rémi de Reims, il connaît l’influence de ces prélats et leur capacité à réunir les hommes.
La chute de Rome semble n’avoir pas eu une conséquence dramatique pour la Gaule du Nord. Depuis de nombreuses années, du fait des guerres, de la crise financière et de la crise agricole, les territoires au nord de la Loire sont dévastés, ruinés et appauvris. Le déclin de Rome se solde par le retour à l’anarchie militaire, aux pillages systématiques et à une instabilité politique évidente. Seul le royaume d’Aquitaine, dirigé depuis la ville de Toulouse par les Wisigoths, est en mesure de résister et de prospérer. La complexité des temps médiévaux apparaît dès cette époque, appelé Antiquité tardive du fait de sa place intermédiaire entre l’Empire romain triomphant et la mise en place du système féodal. Le règne de Clovis se situe au milieu de cette période. Pour Henri Pirenne, avec la mise en place des royaumes barbares, nous trouvons des monarchies absolutistes, laïques et dans lesquelles les instruments du pouvoir sont le fisc et le trésor. Au XIXe siècle, et même encore aujourd’hui, de nombreux chercheurs se sont interrogés sur les aspects religieux de la royauté franque. La place du mythe des origines est importante, car elle semble posséder une fonction symbolique. Des historiens se sont aussi intéressés aux aspects profanes de la royauté et d’autres ont cherché à montrer l’importance du surnaturel dans le tissu social et politique. Ce qui est intéressant c’est de se demander quelle image les hommes de cette époque avaient d’eux-mêmes et de leur monde.
LES EMOTIONS AUX TEMPS MEDIEVAUX
Huizinga a qualifié d’enfantin le caractère émotionnel de l’homme du moyen âge. Un homme qui acquiert la maîtrise de soi à l’époque des temps modernes, au début de la Renaissance. Les aristocrates romains, comme les nobles français du XVIIe siècle, se devaient de maîtriser leurs émotions pour paraître en société, notamment s’ils voulaient faire de la politique. Pour Norbert Elias, c’est ce processus qui marque la transition entre les temps médiévaux et les temps modernes. Je pense que c’est le processus inverse qui marque la transition entre les temps antiques et les temps médiévaux. Peter Brown montre bien que la maîtrise de soi, de ses gestes, du mouvement des yeux et même de la respiration, était une des composantes de l’éducation des enfants de bonne famille au IIIe siècle. Ainsi, et cela avec la montée du Christianisme, il y a une régression dans ce domaine. Les normes de comportements se caractérisent alors par leur naïveté et par leur simplicité. Dans le même, et cela est curieux, c’est que ce processus s’accompagne d’une régression dans les domaines de l’art et de la littérature. À la Renaissance, au contraire, les grands écrivains grecs et romains refont surface, et, avec le développement de l’imprimerie, sont publiés en langue vernaculaire. C’est une révolution culturelle très importante. L’art, la musique et la littérature se raffinent, la recherche de l’esthétisme prend le pas sur la recherche purement explicative, et l’homme prend conscience de sa différence par rapport à la nature. Il s’intéresse de nouveau au monde qui l’entoure, redécouvre un continent délaissé depuis plusieurs centaines d’années, et se rend compte que la Terre n’est pas au centre de l’Univers.
Il y a une violence naturelle à cette époque. « On prenait plaisir à torturer et à tuer, explique Elias, et ce plaisir passait pour légitime. Les structures sociales poussaient même, jusqu’à un certain degré, à agir ainsi et donnaient à ces comportements une apparence de rationalité. » Cette vision n’est pas remise en cause par les médiévistes, même s’ils repoussent ce processus aux XIe et XIIe siècles. Il y a donc un « trou » de cinq siècles, du Ve au Xe. Les émotions, aux temps médiévaux, mais aussi aujourd’hui, conduisent à ce que les psychologues appellent des déclencheurs d’actions, c’est-à-dire l’incitation à fuir ou à rester, à accepter ou à refuser. Les sociologues s’intéressent à la façon dont les émotions sont orchestrées, modelées et réprimées par les aspirations, les mœurs et les traditions d’une société. Nous pouvons mettre en commun ces deux points de vue, et nous trouvons des médiévistes qui s’intéressent à l’expression des émotions. Cette expression n’est ni enfantine, ni fruste, ni élémentaire pour Arthoff et White. Pour eux, le monde médiéval attache de l’importance au geste et au rituel. Leur façon d’exprimer les émotions seraient donc adaptées à leur univers social.
Les personnages sont souvent présentés comme des êtres impulsifs, qui dramatisent ce qu’ils ressentent et qui sont aussi grossiers qu’inhumains. Grégoire de Tours, dans ses Dix livres d’histoire, n’échappe pas à la règle. La haine, la peur, la jalousie, l’amour, la joie, la peine, la fureur, la crainte, la colère, l’envie, sont des émotions primaires. Or, rien ne nous autorise à considérer comme enfantin l’époque mérovingienne. L’influence de la culture romaine a permis le développement de traditions et d’identités ethniques riches et variées. Les émotions sont caricaturées, exagérées et n’ont donc rien à voir avec les sentiments réels. Finalement, nous pouvons dire qu’il y a une dramatisation et une mise en scène des émotions primaires. L’époque mérovingienne n’a donc pas été une période entièrement violente. L’hostilité entre les rois est âpre et ponctuelle. Une guerre, un conflit, durait quelques semaines, parfois quelques mois, mais elle se terminait par la victoire ou la défaite d’un des belligérants. Ce n’est pas le cas à la fin du VIIe siècle et au VIIIe siècle, durant lesquels les combats entre maire du palais font retomber la Gaule dans une situation d’anarchie militaire et politique.
CLOVIS ET SON EDUCATION
Clovis, né vers 466, au Ve siècle, appartient à cette époque en mutation. Son règne est intéressant puisqu’il se situe à la frontière entre deux mondes. Le monde romain laisse la place au monde chrétien. Les invasions barbares se sont accompagnées parfois de massacres et elles ont ruiné les classes moyennes, c’est-à-dire les petits propriétaires. Clovis, fils du roi Childéric, est un contemporain de la chute de l’Empire d’Occident en 476. L’effet de cette chute a été diversement accueilli, comme le fut d’ailleurs la chute du mur de Berlin en 1989. La société elle-même n’a pas la même organisation en Italie, en Gaule, en Espagne et en Angleterre. Au sein de ses ensembles, il y a également des différences. Clovis ne conçoit pas la famille, l’autorité et la vie en société comme nous la concevons. Cela ne veut pas dire, et j’insiste sur ce point, que sa vision est mauvaise, qu’elle est barbare ou arriérée, mais cela veut dire qu’elle s’inscrit dans un contexte social, politique et culturel qui n’est pas le nôtre. Chaque société s’adapte à son milieu, et doit s’adapter, si elle ne veut point dépérir ou tomber sous le joug d’une autre. Pour comprendre cela, il faut partir de ce que nous connaissons, et ce avec quoi nous évoluons au quotidien, c’est-à-dire la famille.
Michel Rouche montre que la cellule conjugale, chez les Francs, se compose du père, de la mère, des enfants, et parfois des grands-parents. Contrairement à ce que l’on croit, la polygamie est très rare car elle est l’apanage des rois, tous comme la longue chevelure. Déjà, nous constatons que Clovis, en tant que personnage public, peut se détacher des autres membres de la société par sa vie privée. Aujourd’hui, la vie privée des hommes politiques n’est pas différente de celle des gens lambda, même si elle est beaucoup plus médiatisée que ne l’était celle de Clovis. Au Ve siècle, dans les sociétés germaniques, l’autorité familiale revient au père, comme c’est encore le cas chez les Romains à la même époque. Le jeune franc, contrairement au jeune romain, n’est pas lié à son père par des liens juridiques, mais par des liens affectifs et symboliques. Le fils doit être fidèle à son père avant d’être fidèle à son roi. L’unité familiale prime sur l’unité politique. L’infidélité, qu’elle soit celle d’un fils envers son père ou celle d’un conjoint envers l’autre, est sévèrement punie. Le fils de Clovis, Clotaire, n’hésitera pas à faire décapiter son fils lors du soulèvement de celui-ci en Aquitaine (de 555 à 560).
Contrairement aux aristocrates Romains, qui préféraient confier l’éducation de leurs enfants à des maîtres, les aristocrates Francs s’en occupent eux-mêmes. La mère se charge de la petite enfance, apprenant à l’enfant des rudiments. Parfois, elle apprends à compter et à lire. Les princes et princesses de la famille mérovingienne savaient lire et écrire, et certains avaient une connaissance du latin qui dépassait celle des clercs ou des évêques. Ce sont donc des gens instruits, et non des brutes épaisses. Il est admis que Clovis parlait le latin, qu’il savait le lire, même s’il n’est pas certain qu’il l’écrivait. Passé la petite enfance, à partir de l’âge de sept ans, les filles restent avec la mère et les fils sont pris en charge par le père. Les filles, pour aller vite, étaient formées à la gestion des biens, aux tâches domestiques et aux formes de convivialité (c’est-à-dire à la façon de recevoir un hôte, et cætera). Pour l’éducation du jeune garçon, comme c’est le cas pour Clovis, le rôle du père est fondamental. Il s’agit d’apprendre à manier les armer et à contrôler sa peur. Pour les plus riche, une éducation administrative et judiciaire vient s’ajouter à celle de base, c’est-à-dire l’éducation militaire. Si les rois mérovingiens ne sont pas tous des monstres, alors qu’en est-il des relations entre les hommes et les femmes ? Certaines reines, comme Clotilde, Brunehaut, Frédégonde ou Bathilde ont exercé un pouvoir considérable.
Les femmes, en effet, ont une influence considérable à cette époque. Le meurtre d’une femme libre mariée était très durement puni. La punition n’est pas la même en fonction de l’état social de la femme. La femme vierge, non encore mariée, est sous la protection de son père, de ses frères ou du roi. Une relation avec l’une d’elles, un viol par exemple, est souvent puni de mort. La femme mariée, quant à elle, est sous l’autorité de son mari. Elle peut posséder des biens propres, les administrer et les donner ou les transmettre, mais elle ne peut pas posséder de terres. La répudiation, si elle existe au sein de la famille royale, est très mal vue dans les autres couches de la société. Les maris, pour contourner les problèmes de fécondité de leur femme, se choisissent alors une concubine. Les rois francs sont très fort à ce petit jeu-là. Les historiens parlent d’épouses secondaires. Grégoire de Tours semble n’avoir pas fait la différence avec les maîtresses. Pour lui, en bon romain, la seule épouse qui compte est l’épouse légitime. Le fils de Clovis, Thierry, né d’une épouse secondaire, a les mêmes droits successoraux que ses frères, fils « légitimes ». Ce qui est en revanche intéressant, c’est qu’une femme veuve conserve ses biens et elle peut même se remarier avec l’homme de son choix, même si souvent elle est remariée de force par sa famille.
CLOVIS, ENTRE PUBLIC ET PRIVEE
Clovis est un prince puis un roi, et donc, fort logiquement, il est nécessaire de s’intéresser à la royauté mérovingienne et à la figure du roi. Yves Sassier montre que le pouvoir royal se fonde sur la légitimité du sang et sur une légitimité liée à ses qualités militaires. La dimension guerrière et sacrée du pouvoir est très forte. D’ailleurs, pendant longtemps, les rapports entre le roi et sont peuples sont d’ordre militaire. Le roi avait plus de pouvoir comme chef militaire (heerkönig) que comme chef politique. Cette relation repose beaucoup sur l’oralité et sur la gestuelle. Avant d’entrer en guerre, le roi, même si cela devient de plus en plus formel, demande l’autorisation aux hommes libres. Les discours de Clovis à ses hommes sont souvent de cet ordre. La dimension sacré n’est pas non plus absente. Grégoire de Tours montre Clovis soucieux de venger les siens ou outré par l’hérésie des Wisigoths. Ces discours parlent au peuple. Ce qu’il faut noter, et nous l’avons déjà abordé en parlant des émotions, c’est qu’une telle pratique du pouvoir est conforme à un mode de vie, à un système mental, et elle est donc consacrée par la coutume. Pour Sassier, elle ne sera mise en échec que par l’évolution des mentalités.
Le reproche le plus souvent émit à l’encontre de Grégoire de Tours, c’est d’avoir tenté d’idéaliser le règne de Clovis. Pourtant, à cette époque, un modèle du bon roi apparaît. Les lettres de Rémi et d’Avit à Clovis, explique Sassier, montre que le roi doit se conformer à un modèle de comportement vertueux afin de concourir au triomphe de la vraie foi. Au milieu du VIe siècle, la majorité des écrivains sont des clercs. La source la plus lue et la plus usuelle, c’est la Bible. Ainsi, les Livres des Rois, et notamment les rois David et Salomon, seront utilisés comme source d’inspiration. Lors du concile de 511, les évêques accordent à Clovis, de son vivant, le titre de princeps. Ce terme latin implique plusieurs choses. Il fait du roi l’héritier et le garant des prérogatives et des devoirs de l’empereur romain, même si celles-ci sont toutes symboliques. Mais, surtout, il devient le protecteur des biens de l’Eglise. Ces deux choses sont importantes, et d’un point de vue politique c’est un coup de maître. Un pouvoir nouveau accepte l’héritage de l’ancien monde, tout en asseyant le sien en se servant d’un souverain puissant. Clovis était un homme tolérant et il avait une conception juridique pluraliste, souligne Sassier. Clovis est roi moderne, car, s’il accepte de se reconnaître protecteur des biens de l’Eglise, il veut aussi pouvoir y jeter un œil plus attentif.
Nous terminerons donc en donnant la liste des vertus d’un bon souverain. Pour moi, il y a eu un oubli dans les affirmations des historiens cités au début de l’article, car si les hommes des temps médiévaux ont développé leurs émotions primaires, ils ont aussi, dans un cadre beaucoup plus restreint, c’est-à-dire celui des monastères et des cours princières, cultivés d’autres émotions, toutes Chrétiennes celles-là. La sagesse, la justice, la miséricorde, la concorde, la douceur, la générosité, peuvent ainsi êtres évoqués. Elles renvoient au roi David de la Bible. Clovis, comme ses successeurs, reste appréhender comme le reflet de la nature divine, comme le lien « entre l’humain et le surhumain » (Roux). Le moyen âge est né, car le roi n’est plus un être divinisé, comme l’empereur romain l’était, mais il se voit comme un ministre de Dieu dont la mission est d’établir le règne de la justice. Une justice fondée sur la lutte contre le péché.
Fécamp, 25 avril 2010.