L'histoire universitaire serait en « crise » : voilà plusieurs décennie que nous l'entendons. En fait, l'enseignement est en crise, mais la recherche se porte fort bien, avec des jeunes chercheurs souvent inventifs, publiant des ouvrages de vraie érudition, intellectuellement bien pensée. Donc, affirmons-le : la recherche en histoire est dynamique, même si le phénomène est restreint et limitée. Tout une génération n'est pas concernée par ce dynamisme. Cela est sans doute dû à la massification des universités en licence. Répétons-le : les étudiants qui continuent en doctorat après leur master son peu nombreux. Beaucoup partent après leur DEUG parce que l'accession à une école, à une formation, que sais-je, nécessite un Bac +2. Pour ma part, je me dirige tout droit vers un master recherche l'année prochaine. L'importante dose de travail de ses derniers jours m'a contraint à suspendre tout activité sur le blog depuis presque trois semaines. Me voilà donc de retour avec un article historiographique ce qui n'enchantera peut-être pas les éventuels blogueurs qui jetterons un coup d'oeil furtif à mon blog.
Comme chacun le sait, nous sommes à la veille d'une campagne présidentielle dont l'enjeux sera bien plus important que celle de 2007. En effet, si l'alternance n'est pas la conclusion de cette élection, la démocratie française devra très, mais très sérieusement se remettre en question. L'arrivée des vacances est pour moi l'occasion de retourner sur mes sites d'histoire préférée. Parfois, des découvertes intéressantes marque mon esprit et me donne envie de faire partager cela. Partons d'un livre L'histoire à parts égales de Romain Bertrand. Pour mon article je m'appuie sur le compte-rendu de Philippe Minard sur le site Vie des idées. car je n'ai pas l'esprit suffisamment entraîné pour sortir ce qui va suivre. Cela étant, je vais adapter ma lecture pour en ressortir l'originalité méthodologique. Il s'agit donc aujourd'hui d'histoire connectée, qui n'est pas en soi, dans la manière d'écrire l'histoire une révolution, mais ça l'est dans la manière de la penser et de concevoir les événements. Je m'explique : un non-historien ne verrais sans doute pas la différence avec un autre livre d'histoire.
Romain Bertrand par d'une rencontre : celle des hollandais avec les habitants indonésiens. Cet épisode de la rencontre est décrypté par Minard à l'aune de cette question : comment les Hollandais seront-ils reçus, et que peuvent-ils comprendre de cet univers inconnu ? Cela pose déjà la question du « nous » et « eux ». La question n'est pas : comment les Indonésiens vont-ils recevoir, et que peuvent-ils attendre de cet univers inconnu ? Le positionnement de départ est important : il s'agit d'une rencontre. Pour les Hollandais, leur but est de commercer. Or, c'est difficile car ils ne parlent pas les langues locale, ils ne connaissent pas les mœurs et coutumes, l'organisation sociale et politique... La monnaie n'est pas la même, la valeur des choses non plus et il y a quand même une pointe de suspicion qui plane. Dès lors, les amis Hollandais doivent faire confiance à des intermédiaires, à la fois Chinois et Portugais, mais aussi à des gens du cru qui connaisse la langue de l'arrivant. Il faut donc apprendre à connaître cet « autre » chez qui nous arrivons.
Minard résume bien Romain Bertrand : « La rencontre procède d'abord du choc : les Hollandais ignorent tout des règles de civilité et des codes qui régissent la haute société javanaise ; ils multiplient les impairs, souvent à leur corps défendant, et heurtent profondément les élites palatines et leur sens de la bienséance et de l'harmonie bien ordonnée ». N'est-ce pas une situation notable dans le tourisme contemporain ? Les occidentaux sont bien souvent dénoncés pour n'être pas capables de « s'intégrer », pour vouloir retrouver chez l'autre ce qu'ils ont laissé chez « eux ». Tout cela est bien connu. Historiquement, ce n'est pas nouveau. Dès lors, ajoute Minard, « les Européens apparaissent (au XVIe siècle) agités, incivils et grossiers, ils gesticulent et parlent à tort et à travers, introduisant un désordre intolérable ». Les occidentaux « désorganisent ». Voilà qui est dit. Il est intéressant de noter le retournement. Au XVIe siècle, ceux qui ne sont pas civilisés ce sont les marins hollandais. Les civilisés ce sont les élites javanaises.
Roman Bertrand montre que même le temps n'est pas le même, n'est pas pensée de la même manière. Il n'y a pas une référence temporelle unique, mais deux références. La rencontre n'est pas possible, car tout oppose les deux mondes. Comment cette rencontre a t-elle pu réellement avoir lieu ? Bertrand veut rendre compte des conditions de la rencontre sans prendre partis pour l'un ou l'autre de ces mondes. En terme de pensée historique, c'est parfait puisque nous allons vers une impartialité totale. Les deux « univers » sont comparés à « égalité ». Ainsi, il faut diversifié les sources. Bertrand s'appuie principalement sur des récits de voyages, des carnets de bord et des chroniques insulindiennes. Parfois, ces sources présentent inévitablement des divergences, dont il ne faut pas tenir compte dans ce type d'approche. Pour un historien, voilà un paradoxe : un chercheur qui se veut impartial tout en traitant les documents de manière subjective.
Bertrand montre bien que la manière dont les textes sont écrit relève, d'une certaine façon, l'état d'esprit de celui (ou ceux) qui a écrit, mais relève surtout une pensée populaire (souvent celle de l'élite !). Nous arrivons à une histoire symétrique puisque les européens sont en concurrence dans l'Océan indien, tout comme les sultanats insulindiens sont en concurrence entre eux. De fait, des jeux d'alliances des uns avec les autres se mettent en place. Dès lors, tout « choc des cultures », tout « choc des civilisations » n'est plus possible. Les individus jouent sur le même terrain et les rivalités n'ont rien de colonialiste à cette époque, bien au contraire, puisque les occidentaux sont obligés de développer des stratégies d'alliances avec les populations locales, au même titre qu'un sultanat d'Insulinde doit trouver des alliés pour résister à un voisin plus puissant. Ainsi, nous voyons la complexité des connexions et des circulations mondiales – d'où une histoire connectée – en jouant sur les différentes échelles spatiales.
Une approche micro-historique, très à la mode en Italie, peut s'inclure dans une approche plus globale puisque le livre de Bertrand décrit des événements de Banten en analysant les liens qui relie Java au reste du monde. Le génie du livre, s'il y en a un, est d'enterrer définitivement l'idée d'une histoire ethnocentriste et qui serait incapable de s'exporter hors d'Europe. De fait, l'ouvrage, comme le dit Minard, « opère un heureux décentrement ». Sortir d'une vision comparatiste essentiellement binaire pouvais rater, mais ce tel n'est pas le cas et c'est ce qui donne à ce livre son caractère original. Les Européens ne sont rien d'autres que des éléments parmi d'autres, c'est-à-dire les Arabes, les Ottomans, les Chinois et même les Indiens et les Perses.
Cette approche, conclue Minard, « sous cet angle, la réussite est éclatante. Elle signale un véritable tournant historiographique ».
Lien vers le PDF du compte-rendu :
http://www.laviedesidees.fr/IMG/pdf/20120404_histoire-connectee.pdf