Lucien Jerphagnon est né en 1921. Ce n'est pas un historien, mais un philosophe. Spécialiste de de l'antiquité et du moyen âge, il nous a gratifié, nous historiens, d'une Histoire de la Rome antique fort utile. Il n'aborde pas cette histoire d'un point de vue d'historien, mais d'un point de vue de philosophe. Il utilise, bien sûr, les mêmes méthodes de recherches que les nôtres, mais il oriente autrement son propos. Il veut aider ses étudiants à contextualiser, à se faire une idée du cadre sociale, etc, dans lequel vivait Cicéron, Marc Aurèle, et tout les autres. Trois livres sont, ou deviendront sans doute, des classiques : Histoire de la Rome antique (2002), Les dieux ne sont jamais loin (2006) et Au bonheur des sages (2007). C'est le premier qui va nous intéreser ici. Je l'ai lu relativement vite, avec un réel plaisir, et avec aussi, c'est important, avec une certaine passion, avec cette soif de connaître qui m'anime parfois. Le livre n'est pas autre chose qu'une Introduction à l'histoire de la Rome antique, c'est-à-dire un aperçu, c'est-à-dire une fresque, et donc, naturellement, et Jerphagnon ne le cache pas, elle est incomplète. Son propos commence bien devrais-je dire : ""Si Rome m'était contée..." C'est vrai : depuis l'enfance, j'y ai pris un plaisir extrême - et aussi, depuis l'âge mûr, quelques coups de sang toutes les fois qu'il me faut constater l'insignifiance ou la niaiserie de ce qu'on entend dire couramment "des Romains". Considérés en bloc, bien sûr, toutes époques, toutes origines, toutes catégories sociales confondues. Rome avait pourtant, elle aussi, ses propriétaires et ses prolétaires, ses directeurs de sociétés et ses manoeuvres-balai. Ils ne buvaient pas le même vin, ne mangeaient pas la même cuisine et leurs enfants ne faisaient pas précisément les mêmes études. Faute de le dire, que de clichés passa-partout ! Imaginez plutôt ce qu'on racontera "des Français" dans vingt siècles, si du moin on en parle encore. On mêlera les troubadours, les chauffeurs-livreurs, les seigneurs féodaux, les poilus de 14-18, et tout ce monde évoluera dans un temps fait de toutes les époques superposées : celle de Jeanne d'Arc, de Charles de Gaulle, du bon roi Dagobert. C'est exactement ce qu'on fait à propos de la Rome antique : douze siècles d'Histoire, si complexes, si délicats à cerner, réduits à quelques fadaises, inusables poncifs à base d'orgies, de gens couronnés de roses et qui se font vomir, de premiers chrétiens dans leur catacombes et d'amphitéâtres bourrés de lions. A part quelques nols : Jules César (à cause des "chaussés" ? A cause d'Astérix ?), Néron, bien sûr, avec sa lyre et son incendie, et pour les plus âgés, Vespasien, je ne vois pas grand monde émerger, au hasard des conversations, des ruines de cette civilisation dont la langue même est en train de mourir pour la seconde fois faute d'être plus largement enseignée." (pages 13 et 14)
Le début de l'Introduction donne une idée de ce que veux l'auteur : remettre les choses à leur place en donnant un minimum de connaissance aux lecteurs. Pour moi qui en était au stade des préjugés, c'est un excellent livre. De plus, je dois le dire, j'ai souvent été outré par certains propos tenu sur le moyen âge, les Mérovingiens (des monstres en fait), etc, etc. Penser que les hommes du moyen âge (période qui s'étale sur dix siècles !) sont tous des pauvres paysans oprimés par les seigneurs féodaux, des pilleurs, des brigands, des incendiaires, reste une vision assez limité de la réalité. Entre Charles Ier le Grand (768-814) et Charles VIII l'Affable (1483-1498) il y a tout de même une différence de culture, d'époque, de manière de penser, de façon d'être en société, etc., etc. C'est cela que Jerphagnon veut nous montrer avec la Rome antique. De Romulus à César il y a déjà sept siècle de différence, et de César à Clovis il y en a cinq. Si l'on imagine déjà la différence qu'il y a entre l'époque de Charles VIII à celle de Louis XIV (1498 à 1715) elle est énorme. Il y a, nous Français de 2010, presque trois siècles qui nous sépare de la mort de Louis XIV. Il faut retenir de cela que le temps, la notion du temps, c'est quelque chose d'important, qu'il ne faut jamais oublier. Cela permet d'éviter les amalgames : prendre prétexte du passé pour faire le présent est une des pires dérives. César était un dictateur lettré, et bien nous, les dictateurs des siècles allont lui ressembler. Napoléon III est le parfait exemple de cet accaparement de l'Histoire. Or, il est nécessaire de faire la part des choses. Jamais César n'aurait pu prévoir, 19 siècles avant, qu'il servirait de modèle aux bonapartistes. Le contexte politique, économique et social était différent, la mentalité était différente, les moeurs et coutumes étaient différentes, le droit était différent, la langue et la religion était différentes, etc., etc. En un mot, rien ne relie César à Napoléon. Rien ? Si pourtant. Ce lien étroit, magique, intense, qui, parfois, relie un être humain à un autre être humain, peut importe la distance qui les sépare, le temps, le milieu social et la religion... Ils s'aiment, mais c'est un amour comme souvent il y en avait, et il y en a encore, entre l'admirateur et celui que Hegel appel le Grand Homme.
Jerphagnon, loin de rester dans son univers, dans son monde des idées, de la philosophie, comme nous pourrions le reprocher aux antiquisants en général, il va nous faire voyager au fil du temps, va nous faire découvrir des sociétés inconnues, des Grands Hommes dont l'inexistance nous fait défaut, dont le nom même n'est rien pour nom qu'un long silence perdu dans les profondeurs du Stix, etc, etc. Je sais : mes propos sont d'un style et d'un goût un peu dépassé, mais si vrai... En vérité, il faudrait, pour parler d'histoire, savoir écrire comme Chateaubriand ; un style romantique, n'hésitant pas à plonger dans le monde de l'épopée et des héros ; héros d'une histoire qui n'est plus mythique, qui n'est plus un mensonge de l'esprit, mais une histoire réelle, une histoire dont nous pouvons prouver l'existence grâce aux traces et aux documents que nous ont laissés nos lointains ancêtres... C'est merveilleux ! Le livre de Jerphagnon n'est pas un simple livre d'Histoire, même si le style, celui du philosophe, est parfois jargonneux et incompréhensible, mais c'est un conte, un voyage dans le temps vitesse grand V... Une épopée serait le mot, mais une épopée que nous vivons avec un regard de contemporain de notre XXIe siècle. Ceux qui commandent, ceux qui dirigent, ceux qui ont le pouvoir, ne sont pas toujours les mêmes... Le Sénat, sous la République, imposait plus ou moin son point de vue, puis, peu à peu, ce furent les dictateurs, ces généraux investis des pleins pouvoirs... D'une gouvernance monarchique elle passe à une gouvernance collégiale, puis, enfin, la Rome antique passe à une nouvelle gouvernance monarchique (les triumvirats) puis à une gouvernance impérialiste (l'Empire). Un terme qualifie les neuf dixième de l'Histoire de la Rome antique : Res publica.
"Cela dit, nous explique notre auteur, je serais atterré qu'on me prêtât la prétention de présenter ici le livre idéal qui suffirai à tout : "Prenez et lisez, etc." Par tous les dieux ! Il faudrait être paranoïaque ou à peu près inculte. Plus modeste infiniment est mon intention : offrir quelque chose comme une approche de la Rome antique. Je la destine non point à mes collègues spécialistes, qui n'en ont aucun besoin, mais à tous ceux qui auraient envie de prendre une vue cavalière sur ces douze siècles qui préludent à notre propre civilisation. (...) Voilà pourquoi j'ai essayé d'être aussi complet que possible, et moins ennuyeux qu'il se pouvait. (...) Cela devait être rédigé aussi simplement que possible, comme une histoire qu'on raconte, afin que tout être raisonnable pût y avoir accès, et peut-êttre même y trouver plaisir." (pages 17, 18 et 19) Cette Introduction a été écrite en mars 1987 comme l'indique l'ouvrage... Seulement, le contenu du livre a été revue et complété par l'auteur pour cette édition de 2002. Je crois d'ailleurs que le livre a été revue et complété en 2009, mais je ne puis l'affirmer avec certitude. Le monde des idées, des pensées, cotoient le monde des dates, des grands hommes, et cela avec une facilité déconcertante... Par exemple voilà ce qu'il dit du siècle d'Auguste (le Ier après notre ère) : "Peu de siècles, quand on y songe, auront rassemblé autant de cartes maîtresses, autant de gloires dans les lettres, les arts, l'histoire et ce qu'on peut appeler, toutes choses égales d'ailleurs, la science. C'est vraiment le Grand Siècle." (page 222) Après Auguste, et ce siècle d'or, Tibère. Le IIe siècle apporte un autre style, une autre manière de penser : c'est l'époque du prince-philosophe Marc Aurèle dont Ridley Scott raconte avec quelques fantaisies, la mort. En effet, dans le film il meurt étranglé par son fils dans cette Germanie barbare, alors que, en réalité, il meurt de la peste à Vienne. "La postérité n'a pas été tendre pour le fils de Marc Aurèle. Avec Caligula, Néron, Domitien et quelques autres, Commode est membre du club des princes maudits, voués aux zones les plus désolées des Enfers. Renan, par exemple, le voit comme un "équarrisseur de bêtes, un gladiateur", et les manuels vont répétant qu'il fut une sombre brute, sans se donner la peine d'aller plus loin." Il est vrai, toutefois, que le Sénat ne l'aimait point, que sa soeur Lucilla conspira contre lui... Ainsi, le film de Scott, Gladiator, est une illustration parfaite des amalgames, du mélange entre le mythe et ma vérité, que l'on peut faire perdurer... Ceux qui ont regardés me film ne ce sont point demandé si c'était vrai ou faux. Penser que Marc Aurèle fut assassiné est bien plus intéressant - l'assimilant par là à Socrate - que penser, comme c'est le cas, qu'il est mort de la peste.
Voir aussi le blog d'Axel Evigiran